mercredi 7 janvier 2015

Préface de Jean Guéhenno (2)

Gimpel 1916
Source des photos de famille de Gimpel  Archives of American Art


Suite de la préface de Jean Guéhenno, de l'Académie française à l'édition de 1963

Le livre, par sa variété, séduira bien des lecteurs. Je ne dis rien du plaisir qu’y trouveront les amateurs, les connaisseurs, les collectionneurs. Ils auront de quoi compléter l’histoire de bien des célèbres tableaux, de leurs voyages et… de leurs prix. Mais l’intérêt bien souvent est au-delà de la petite histoire et de l’anecdote.

René Gimpel lui-même savait voir et regarder. Il a le sens du trait ; son œil est d’un caricaturiste et son Journal se remplit ainsi d’esquisses très personnelles. Il a tout su, tout vu de la peinture pendant quarante ans et, quand il rencontre les grands peintres, les plus vieux et les plus jeunes, Renoir, Monet, Mary Cassatt, Marie Laurencin, Soutine, Forain, Braque, Tal Coat, Coutaud, un écrivain aussi, Marcel Proust, dont le rapprocha sans doute le goût qu’ils avaient tous deux pour Ver Meer, son témoignage devient infiniment précieux. Je renvoie le lecteur à ces pages où il nous décrit le vieux Renoir peignant avec des pinceaux attachés au bout de ses bras, aux conversations si importantes qu’il a avec Marie Laurencin, à ces innombrables mots de Forain, son voisin et son ami. J’ajoute qu’il avait lui-même le goût des bonnes histoires, comme Forain, qu’il pouvait avoir la dent dure quand il n’aimait pas, et que le jeu de ses humeurs donne ainsi à son Journal un grand mouvement. 

Je ne peux, quant à moi, naturellement négliger de noter qu’il était aussi bibliophile. Il était membre du Comité de la Bibliothèque Doucet, et ce qu’il a dit de certains livres et de certains manuscrits est sans doute ce qui a le mieux réveillé ma jalousie.

Gimpel et sa famille
Source des photos de famille de Gimpel  Archives of American Art


Qu’a-t-il le plus aimé ? Je pense que c’est le XVIIIe siècle, mais dans le XVIIIe siècle peut-être Chardin. Il avait le goût grave. Il disait : « La beauté, c’est la vérité, et il n’existe pas deux qualités dans la vérité. La vérité coton est la même que la vérité soie. Plus l’artiste s’approche de la vérité matière-poids, plus il touche de près à la beauté. Chardin est toute perfection, et s’il peint un pain de cinq cents grammes, il pèse cinq cents grammes… Il est impossible à l’artiste de me donner le poids exact s’il ne peint pas la matière exacte. Tandis que la nature nous donne matière et poids, l’art doit nous donner l’impression de la matière et de son poids. » 

La débâcle de 1940 fut pour cet homme qui aimait la beauté et la France un écroulement. Mme Gimpel avait quitté Paris. Eut-il un pres-sentiment, incertain même du proche avenir, il lui écrivit sur ce qu’avait été leur vie, leur amour. Leurs trois fils, écrivait-il, « étaient la vivante image de ce qu’avait valu le temps qu’ils avaient vécu ensemble ». Après des semaines d’errance, ils se retrouvèrent et allèrent vivre dans le Midi. La famille Gimpel avait lié une grande amitié avec Rose Adler, la secrétaire de la Bibliothèque Doucet. Quelques-unes des plus belles lettres de René Gimpel lui sont adressées. Rose Adler lui avait fait connaître les nouveaux poètes et en particulier Paul Eluard. Dans le dégoût et le désarroi où le laissait le spectacle de Vichy, il lui écrivait le 3 août 1940 cette lettre étrange : « La Nouvelle France, née dans un casino, a commencé par un Rien ne va plus… Et j’entends le murmure : Faites vos jeux… Mais je sais comment rénover la France. Il ne faut pas remettre la France, il faut la défendre… Il n’y a qu’un homme qui puisse sauver la France, et alors si cet homme paraissait (que je connais), cela n’aurait plus aucune importance qu’un profiteur, celui-ci ou celui-là, soit à la tête de la France. Il n’y a qu’un homme, et c’est Eluard. Il nous manque un poète, un poète pour lui donner confiance, un poète pour stigmatiser ceux qui ont convoité et qui ont obtenu (c’est très Bible). Mais il ne faudrait pas un poète hermétique. Il faudrait qu’il écrive des chansons comme celles du roi Henry… Il faudrait qu’il fût à la fois Béranger, Hugo et Musset… On s’arracherait ses poèmes qui devraient être de rédemption, je suis très sérieux. Nous avons peut-être perdu la guerre parce que nous n’avions pas de chanson, pas d’enthousiasme, rien au cœur, pas de musique. Je suis de plus en plus sérieux. » Ainsi se moquait-il gravement de lui-même, et divaguait un peu par désespoir. Mais quelle profondeur il y avait dans cet appel au Poète, seul capable de rassembler le pays et de lui rendre, avec l’unité, la vie et la ferveur ! Il n’avait, disait-il, jamais rien entendu à la politique, jamais bien distingué entre un radical et un socialiste. Même il n’avait jamais voté. 


Gimpel en 1925
Source des photos de famille de Gimpel  Archives of American Art

Il n’avait jamais eu d’autre préoccupation sociale ou politique que celle de la France. Dès lors il fit la politique de ce temps-là. Le père et les fils, dès 1940, faisaient partie de l’un des premiers réseaux de Résistance qui aient été constitués en France. Il ne pouvait supporter cette vie d’oasis qu’il eût pu vivre à Cannes : « IL ne devait pas y avoir d’oasis, écrivait-il, chacun devait souffrir autant que l’autre. » Toute la famille « faisait du renseignement ». René Gimpel, bientôt suspect, fut interné par Vichy à Saint-Sulpice-la-Pointe. « On y était, écrivait-il à Rose Adler, entre politiques ! Hein, ça doit vous amuser. Il fallait bien que je termine ma vie en beauté… » Il découvrit la souffrance et en même temps l’espoir et la grandeur des hommes les plus simples. Toute sa grâce, toute sa gentillesse, il les met au service des autres. Il les aide à vivre, sans grands mots, en plaisantant. Il leur révèle ce qui subsiste de la beauté de la vie : la poésie. On passait le temps ensemble à expliquer les nouveaux poètes. Ses fils avaient organisé son évasion. Il refusa, puis qu’ils ne pouvaient assurer en même temps que la sienne l’évasion de tous ses camarades. On devait sauver tout le monde ou personne. Vichy le relâcha à la fin de 1942. Il alla s’installer du côté de Lyon, à Charolles, à portée de ses fils qui continuaient par là leur travail. Les Allemands l’enfermèrent de nouveau, au fort Montluc. Cette fois, il enseigna l’anglais à ses compagnons de cellule. « On devait apprendre l’anglais et l’Angleterre en vue du débarquement. » Le 2 juillet 1944, un convoi partit de Montluc pour l’Allemagne. René Gimpel en était. Vers le même temps, son fils aîné, Ernest, faisait partie d’un autre convoi. Sur le chemin, à la suite d’une tentative d’évasion, la garde allemande menaça de fusiller quelques prisonniers. René Gimpel se présenta : « Fusillez-moi, dit-il, pas les jeunes. » Le convoi, par Compiègne, allait à Neuen-gamme. René Gimpel travailla pendant des mois dans des kommandos annexes du camp. Louis Martin-Chauffier, qui l’avait déjà rencontré à Compiègne, le retrouva en décembre à l’infirmerie de Neuengamme. « Physiquement, m’écrit-il, il n’était plus que l’ombre de lui-même (c’était le cas de tous). Moralement il n’avait pas changé, ce qui est infiniment plus rare. Se sachant voué à la mort, il continuait comme si de rien n’était à parler de la vie et à remonter ses compagnons, écrasés d’épuisement, de désespoir, de dégoût, donnait l’exemple de la sérénité d’un homme qui, n’ayant plus rien à perdre et en ayant pris son parti, n’a plus, comme unique tâche, que de ne point fléchir et d’assister les autres. 

« Il est mort (c’était le 1er janvier 1945), comme on mourait au Revier : il s’est éteint sans souffrances, après avoir été mené là par la faim, la soif, le froid, le travail forcé et les coups. Je puis vous assurer que les effets de cette fermeté généreuse ont été remarquables et ont sauvé la vie de bien des déportés qui se fussent abandonnés au désespoir, c’est-à-dire à la mort. » 

Tel fut l’auteur de ce Journal. Le service des belles choses lui avait donné l’occasion d’une assez grande vie. Il choisit de souffrir et de mourir avec ses frères, et cela lui valut une nouvelle grandeur. La délicatesse même d’une âme qui n’avait aimé que l’exquis et le rare le conduisit, quand vinrent pour son pays les jours de l’épreuve, à aller du côté de la plus grande souffrance et jusqu’au suprême sacrifice.

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