lundi 31 août 2015

4e Carnet - 1er et 2 mars 1919

1er mars. – Première visite à Jean-Julien Lemordant (1).

Lemordant en 1917 - Source Wikipedia

C’était un peintre. La guerre l’a rendu aveugle. Il est arrivé hier au soir sur le transatlantique Espagne. Ah ! qui donc l’a logé dans cette étroite chambre d’hôtel* où le jour n’entre pas ? C’est parce qu’il ne voit pas que je voudrais que sa chambre fût immense et que la lumière entrât à flots. Il est 3 heures et demie. Il tourne le dos à la fenêtre et derrière lui une petite lampe est allumée. Il est étendu sur un fauteuil à côté de son lit et sa jambe grièvement blessée repose sur une chaise. Deux cannes sont jetées sur les couvertures. Sa tête et la moitié de son visage sont entourées de linges. Je juge, par l’expression énergique de son nez et par sa bouche bien dessinée, que tous ses traits doivent être fins et réguliers. Sa moustache est noire et taillée. Il a retiré sa tunique, il porte un gilet de laine brune. Son képi de lieutenant traîne sur son lit. Sa vie de soldat fut héroïque. Le Goffic l’a chantée ; Geffroy l’a écrite. Son parler est franc, sa pensée pondérée. Je lui parle de Caro-Delvaille qui a travaillé avec lui chez Bonnat et qui veut venir le voir le plus tôt possible.

La salle de restaurant de l'Hôtel de l'Épée décorée par Lemordant en 1905
Et la salle Lemordant avec les décorations de cette salle actuellement.

Lemordant est arrivé ici sous les auspices du haut-commissariat français pour recevoir le prix Henry E. Howland, que lui a décerné l’université de Yale, et que l’on donne tous les deux ans pour récompenser une œuvre de haut idéalisme dans les sciences ou les arts. La bourse est de quinze cents dollars. Pour les Européens, elle sert juste à payer le voyage car ils sont obligés de venir jusqu’ici et de parler à l’Université. Le service de propagande a aussi demandé à Lemordant d’apporter ses tableaux ; il a trois cents toiles et dessins avec lui, dont plus des deux tiers lui appartiennent. Je vais lui organiser son exposition dans mes galeries. La générosité est en lui, je le sens aussitôt. C’est ainsi qu’il refuse que les catalogues soient vendus à son profit ; le bénéfice ira à une œuvre.

Le peintre et son chien Romeo après sa blessure

Il va faire des conférences sur la peinture française du XVIIIe. Il me parle de Watteau, il croit que les Américains l’aiment beaucoup ; je l’étonne quand je lui apprends qu’ils ne l’apprécient pas et que même tout le XVIIIe est quelque peu méprisé. Il me dit alors : « Vous m’accorderez pourtant, je pense, que Watteau est un des plus grands peintres qui aient jamais existé ! Mes conférences iront de lui à Rodin, autre géant, aussi grand que Michel-Ange. » Je lui conseille d’insister sur le côté humain et réaliste de Watteau. « Vous avez raison, me dit-il, oui, il a peint son temps. Et nous, modernes, ne pouvons-nous pas être grands en peignant l’ouvrier, l’usine et la mécanique ? » Je lui parle alors de ses figures de débardeurs. « C’est que, me dit-il, je ne suis pas exclusivement un peintre de la Bretagne. Je suis Breton, j’aime mon pays, j’aime ses habitants, j’ai aimé sa couleur, mais avant tout, j’étais un décorateur, et le décorateur porte un monde multiple en son cerveau. »
Lemordant donne l’impression de parler de façon saccadée mais, en fait, il martèle ses périodes qui sont très courtes. Je crois qu’il deviendra un excellent conférencier.

2 mars. – Deuxième visite à Lemordant.

Le portrait de Lemordant en 1918 par Cecilia Beaux (1855-1942)
Source AllPosters

Je passe deux heures avec lui qui sont entièrement consacrées à la confection de son catalogue auquel il attache beaucoup d’importance. Il veut que ce soit une œuvre d’art comme impression, et quand je lui dis que je connais bien l’art de la typographie, il en est très content. Mais, hélas ! nous avons si peu de temps devant nous, à peine huit jours ! Il me passe les photographies préparées par son secrétaire et nous décidons d’en reproduire quinze. Une exposition de ses œuvres a eu lieu en 1917 chez l’antiquaire Guiraud, rue Roquépine à Paris, et, à cause de la guerre, un très mauvais catalogue fut alors imprimé. Lemordant en fait la critique, oh ! pas du tout comme l’aveugle qui veut donner l’illusion qu’il voit ; c’est une image très nette qui s’est formée en son cerveau.
Impossible de le convaincre de vendre le catalogue à son profit ; il propose de donner l’argent aux soldats aveugles américains. Y en a-t-il ? « Vous appellerez peut-être cela de la sentimentalité, me dit-il, mais je suis un sentimental, un sentimental de cette Bretagne pleine de poésie, d’une poésie que l’on ne connaît pas, car sa poésie à elle n’est pas vraiment sentimentale, elle est grave. »

Guerre 1914-1918. Le peintre Jean-Julien Lemordant, "dont la vue a été très compromise par suite d'une grave blessure de guerre, a reçu la croix de la Légion d'honneur", le 23 novembre 1916, aux Invalides.
© Piston / Excelsior – L'Equipe / Roger-Viollet

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Note de Gimpel

Numéro 224 à l’hôtel Vanderbilt.

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Notes de l'auteure du blog

(1) Le père de Jean-Julien Lemordant était maçon, peut-être marin à l'occasion, et sa mère femme au foyer. D'après ce qui a été raconté au moment du retour triomphal du peintre dans sa ville natale en janvier 1923, son grand-père aurait été « ancien corsaire ». Orphelin dès l'adolescence, sans ressource, Jean-Julien Lemordant réussit à étudier la peinture à Rennes puis à Paris dans l'atelier de Léon Bonnat.
Ancien élève de l'École régionale des beaux-arts de Rennes où il est le condisciple de Camille Godet, Pierre Lenoir et Albert Bourget, Jean-Julien Lemordant perd la vue durant la Première Guerre mondiale, en octobre 1915 durant la Bataille de l'Artois, mais la recouvre en 1923.

Décor pour l'Hôtel de l'Épée de Lemordant - Source Flick

Peintre de la Bretagne et de la mer, on l'a qualifié parfois de « fauve breton », quoiqu'il ait travaillé surtout à Paris. Sa palette très colorée est une de ses principales qualités et il sait admirablement représenter les mouvements des hommes, les danses, mais aussi ceux de la mer, du vent, de la pluie. Son œuvre principale demeure la grande décoration que lui commanda le maire de Rennes, Jean Janvier, pour décorer le plafond du théâtre, aujourd'hui Opéra. Réalisée avec une grande rapidité, l'œuvre fut mise en place en 1914. Elle représente une danse bretonne endiablée aux multiples personnages. On connaît au moins 60 études préparatoires à cette grande composition, le musée des beaux-arts de Rennes en conservant une. Signalons aussi le décor conçu, sur le thème général de la Bretagne, pour l'hôtel de l’Épée à Quimper. Menacé de disparition lorsque l'hôtel ferma en 1975, il fut acquis par le musée des beaux-arts de Quimper, mais le manque de place ne permit de l'exposer qu'après rénovation complète du musée en 1993 .
Il se construit un hôtel particulier au numéro 48 avenue René-Coty à Paris, en sa qualité d'architecte, ancien élève d'Emmanuel Le Ray, architecte de la ville de Rennes.
Source Wikipedia

(2) Cette vaste salle constitue en quelque sorte le cœur du musée. Ses boiseries servent de cadre au grand décor réalisé en 1906/1909 par Jean-Julien Lemordant (1878 – 1968) pour le café de l’Epée à Quimper.
En 1905, les propriétaires du plus célèbre établissement de Cornouaille demandent au peintre de décorer les deux salles à manger. Lemordant imagine une décoration de plus de 65 m2, découpée en 23 peintures illustrant différentes thématiques : Dans le vent et Contre le vent montrent des Bigoudens en costume de fête marchant le long de la côte de Saint-Pierre vers Saint-Guénolé, puis sur la plage de la baie d’Audierne pour se rendre au pardon de Penhors. Le Pardon décrit l’aspect profane d’un pardon du pays bigouden : le cabaret sous une tente, le vendeur d’images pieuses, les différents groupes répartis entres la chapelle et la fontaine miraculeuses. Ces deux ensembles sont présentés au Salon d’automne de 1907. Le succès tant parisien que breton est exceptionnel.
La rénovation de 1993 permet la présentation de l’ensemble du décor conçu par Lemordant selon sa disposition originale, dans un espace qui est un lieu de passage et de rencontre.
L’année suivante, Lemordant complète cette « épopée du peuple bigouden » et expose les toiles composant les deux autres séries : Le Goémon montre les hommes et les femmes recueillant le goémon flottant près du rivage ; Le Port raconte les activités des marins qui raccommodent des filets, cousent des toiles et se préparent à la pêche. La décoration sera complétée en 1908-1909 par deux grandes toiles qui représentent le phare d’Eckmühl et la chapelle Notre-Dame-de-la-Joie.
En 1975, l’hôtel de l’Epée ferme, son mobilier et sa décoration sont mis en vente. Le musée acquiert la décoration mais ne peut exposer qu’une toile.
La rénovation de 1993 permet la présentation de l’ensemble du décor conçu par Lemordant selon sa disposition originale, dans un espace qui est un lieu de passage et de rencontre.
Source Musée de Quimper


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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

samedi 29 août 2015

4e Carnet - 28 février 1919

Henry Caro-Delvaille (French, 1876-1928), "Elégantes au bord de la mer" 

28 février. – À dîner chez Caro-Delvaille.
Il me dit : « J’aime la fresque avec enthousiasme, c’est une détente et une gymnastique, l’art des tons à plat et des tons justes à mettre vite, l’erreur non permise, les pots de colle que l’on vous passe en vitesse par derrière. La chair, criez-vous, puis l’ambre… là, en succession. C’est un métier noble. Ah ! pourquoi Puvis de Chavannes a-t-il peint sur toile ! La fresque lui aurait donné le relief et l’éternité. »



Caro parle des fresques qu’il a faites pour Rostand à Cambo. « Je l’aimais beaucoup », nous dit-il. « En société, il prenait des allures de pantin et, au fond, dans l’intimité, il était très bonhomme et très loin du poète mondain qui, dans les salons, disait avec fatuité : « Moi, l’argent, je sais le dépenser. » Maintenant chaque convive parle du fils de Rostand.

Edmond Rostand et sa villa l'Arnaga

Caro-Delvaille raconte une aventure dont on a beaucoup parlé un été à Cambo : à côté, dans un petit village, avait été fondé un club de tennis pour jeunes gens et jeunes filles, mais une petite demi-mondaine, installée et perdue dans ces montagnes, en franchit un jour innocemment la porte et on la chassa comme une chienne. Maurice Rostand, indigné de cette grossièreté – il avait quatorze ans – se précipite vers elle, lui offre son bras, sort avec elle et une fois sur la route la salue et se retire. Le lendemain, il passait par le village avec son cadet lorsqu’une domestique vient vers lui et, lui désignant une maison, juste en face, lui dit qu’une dame demande à lui parler. Maurice, surpris, s’y dirige assez tremblant et trouve la petite dame de la veille qui lui sert une tasse de thé. Troublé, assis sur le coin d’une chaise, il avale d’un coup le breuvage amer et la quitte en coup de vent en lui criant : « Ma nounou m’attend ! » Il court chez sa mère, lui conte l’aventure et elle, défaillante, lui dit : « Mon pauvre petit, t’est-il arrivé quelque chose ? Dis-moi toute la vérité. » Et tandis qu’elle écrasait Maurice dans ses bras, une petite voix, celle du frère, s’élève : « Rassure-toi, maman, j’étais en bas, ils n’ont pas eu le temps. »


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Note de l'auteure du blog

(1) Aucune fresque n'est, sur le site de l'Arnaga, indiquée comme étant précisément de Caro-Delvaille. En fait, il semble qu'en 1905, Edmond Rostand lui ait confié la décoration de sa ville de Cambo, où le peintre réalisa des fresques avec G. La Touche : fresque que j'ai donc mises en illustration.

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

jeudi 27 août 2015

4e Carnet - 20/25 février 1919

20 février. – Attentat contre Clemenceau.
Source Grande Guerre

On a tiré sept balles sur lui dont deux l’ont atteint. Il ne serait pas sérieusement blessé.

Ernest apprend à lire.

J’aurais aimé qu’en ce jour il me fît une réflexion quelconque, mais le jour qui devra lui apporter tant de joie avec tant de peine, ce jour ressemble pour lui aux autres jours.

25 février. – Au musée de Cleveland.

S’ouvre une petite exposition d’art français où se fourvoient des meubles anglais et italiens. Je signale aux conservateurs un peu ignorants ces loups auprès de nos bergères. Je leur fais retirer quelques dessins faux, genre XVIIIe, prêtés par le dessinateur français X… Je suis certain qu’ils sont de lui. C’est une façon de se voir exposé dans un musée. Il a un petit talent d’illustrateur. Mais il est lamentable dans l’imitation XVIIIe et croit qu’on se peut méprendre quand il imite Watteau ou Fragonard*. Le musée est un joli petit bâtiment en marbre, inauguré depuis moins de trois ans et déjà assez riche en dons : un beau Puvis de Chavannes, l'Eté ; une collection assez pauvre de primitifs. Je remarque un tout petit tableau, un Christ, proche de Simone Martini.


On s’intéresse beaucoup à l’art ici ; la ville est riche parce qu’elle est entourée de mines de charbon et de puits de pétrole. On y fabrique des automobiles. Les voitures y sont si nombreuses qu’on ne peut les garer qu’en les plaçant perpendiculairement aux trottoirs. Williams me disait très sérieusement l’autre jour : « A Cleveland et à Détroit, il faut être mendiant pour ne pas avoir d’automobile. »
A part un ou deux bâtiments publics, poste, douane, où l’on sent l’influence de l’École des beaux-arts, je n’emporte de Cleveland que la surprise d’avoir trouvé, le matin, sous la porte de ma chambre, le journal de la ville fourni gratuitement par l’hôtel, et aussi le souvenir de mon étonnement en constatant, le soir, à 7 heures, quand je sortais de ma chambre, que ma clef fermait automatiquement toutes les lumières et qu’elle les ouvrait quand j’y rentrais.

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Note de Gimpel

* J’ai prêté une superbe console en fer forgé Louis XIV, deux tableaux de Drouais achetés vingt mille francs à Guiraud qui les avait découverts à Nice. Un David repris à Berwind dans un échange. Une commode en acajou, signée Riesener, deux superbes fauteuils Régence, tapisserie de Paris.

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

mardi 25 août 2015

4e Carnet - 17 février 1919

17 février. – Chez Mme Otto Kahn.

C’est une grande fatigue d’écrire ici et j’ai besoin de beaucoup de courage. Ainsi, je sors d’un magnifique hôtel particulier nouvellement construit, Renaissance italienne ; architecte : un Écossais de beaucoup de talent, Steinhouse ; de superbes tableaux et objets d’art, et cependant rien ne m’inspire. C’est pourtant la plus belle maison aujourd’hui à New York, mais un ennui mortel tombe de ces pierres que ne peut animer Mme Otto Kahn, encore jolie et qui est intelligente et pleine de goût.

Adelaïde Wolf Kahn

Oui, elle a de beaux objets, mais elle les possède sans qu’ils lui appartiennent parce qu’elle ne sait rien de leur histoire et ne soupçonne pas leur passé. Elle les aime comme on aime les enfants des autres, sans le serrement au cœur. Les objets d’art le lui rendent bien. Ils restent plantés là comme des réverbères qui ne s’allument jamais.

Otto Hermann Kahn

Son mari avait commencé par acheter des tableaux français du XVIIIe et avait débuté par un faux Nattier, ou plutôt une belle copie ancienne dont l’original est à Stockholm. Il l’a cru vrai parce que reproduit – et même en couleur – dans le livre de Nolhac. Ils l’ont encore et le garderont toujours*. Ils avaient ensuite acquis deux Pater, une tapisserie de Boucher : La Halte de chasse, mais la femme pousse le mari vers les Hollandais, puis vers les primitifs. Elle avait alors une influence sur lui ; ils étaient mariés depuis peu et elle possédait une immense fortune.

de gauche à droite : Jane Sanford, Otto Kahn, Margaret "Nin" Kahn Ryan, Betty Bonstetton, assis : Nancy Yuille avec Maurice Fatio. Source Otto Kahn's Palm Beach

Otto Kahn était arrivé de Francfort presque en émigrant et était entré comme tout petit employé dans une grande banque, s’y faisait remarquer par une si réelle valeur, épousait la fille d’un des associés qui, en mourant, laissait une fortune de seize millions de dollars à ses deux filles ; Mme Otto Kahn héritait bientôt toute la fortune par la mort de sa sœur.
Avec tant d’argent à sa disposition, Otto Kahn décida de forcer la porte des « Quatre Cents », travail de géant dans cette société férocement antisémite. Il fonça dans l’antre. L’antre, c’est toujours l’Opéra. Pour en obtenir le contrôle, il en acheta les actions, durement et richement tenues.

Photos du site Otto Kahr House
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Note de l'auteure du blog

(1) Otto H. Kahn House était la résidence new yorkaise d'Otto H. Kahn , un financier et philanthrope allemand. Le manoir est situé au 1 East 91st Street, dans le Carnegie Hill, section de l'Upper East Side .
Kahn, associé principal à la banque d'investissement Kuhn, Loeb and Co., a commandé aux architectes J. Armstrong Stenhouse et CPH Gilbert une maison dans le style néo-renaissance italien. Le manoir a été conçu en s'inspirant du Palais de la Chancellerie pontificale dans Rome. Il a fallu quatre ans pour construire cette demeire qui a 80 chambres, en plus de logements pour 40 fonctionnaires, ce qui en fait l'une des maisons privées les plus grandes et les plus belles d'Amérique. Le manoir comprend une cour intérieure, un jardin et une allée privée, ainsi que d'une bibliothèque lambrissée de chêne et une salle de réception spacieuse. Lors de son inauguration, l' Architectural Review a loué cette maison comme «un exemple remarquable de réajustement bien équilibré dans ces éléments esthétiques que l'on retrouve dans l'architecture du début du XVIe siècle en Italie" et a jugé que J. Armstrong Stenhouse avait "réalisé une œuvre qui se classe comme le premier de son genre dans ce pays. "
Kahn abritait une vaste collection d'art à l'intérieur de la maison, tapisseries, lustres en verre, des tableaux de valeur par Botticelli...
Après la mort de Kahn en 1934, la maison a été vendue au Couvent du Sacré-Cœur , une école catholique pour filles privée. En 1974, Otto H. Kahn House a été déclaré monument protégé par la New York Monuments Commission.


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Note de Gimpel

1. Plus tard, il le laissa pour très peu d’argent à un petit marchand qui le vendit à M. Bayer, de New York, qui le donna dans un échange à Wildenstein. (Note de 1931.)

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

dimanche 23 août 2015

4ème Carnet - 16 février 1919

16 février. – Dans l’atelier de Paul Thévenaz (1).


Mlle Glaenzer, qui me conduit chez lui, me dit : « Vous allez voir un homme beau comme un dieu. » Son dieu est petit, des cheveux noirs et arabes, une peau d’un jaune un peu foncé, du papier d’emballage de bonne qualité, des yeux marron, trop marron mais vifs, et le nez sinueux qui donne de l’imprévu à son visage. Certainement je l’aurais trouvé mieux si je ne m’étais pas attendu à voir un dieu… mais le dieu d’une femme est si loin du dieu d’un homme !


Son atelier est une pièce longue, étroite et comme blanchie à la chaux ; la cheminée monte au plafond ; un bureau américain, deux fau-teuils anglais confortables. C’est tout. Il travaille à plat sur deux planches en bois. Il me montre plusieurs aquarelles dont le portrait de Mme de Noailles. La meilleure de ses figures est celle de Rodier qui, me dit Thévenaz, est pleine d’esprit. Nous parlons cubisme et Thévenaz m’apprend que les cubistes ne l’ont pas reconnu ; il se moque un peu de ses confrères et me raconte que l’un d’eux, en peignant le portrait de sa fiancée, était arrivé à faire un triangle et prétendait expliquer longuement cette transformation ; mais, un jour, un de ses amis lui dit, très vite : « J’ai compris. » Notre cubiste en est tout le premier étonné et demande à son tour des explications ; son ami répond : « C’est bien simple, vous faites poser un triangle et vous aurez le portrait de votre fiancée. »
A mon tour de raconter la réflexion de Forain qui, sortant du Salon d’automne, s’écrie : « Ils mettent des pavés de bois dans le crépuscule. »

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Note de l'auteure du blog

(1) Paul Thévenaz, 1891-1921, peintre et professeur de gymnastique rythmique, fut l'ami de Cocteau. Il semble (source) qu'il soit mort (très jeune à 30 ans) d'une péritonite consécutive à une rupture d'appendicite et non, comme on a pu le prétendre à l'époque, d'un suicide. 


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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

vendredi 21 août 2015

4ème Carnet - 13 et 14 février 1919

13 février. – Institut Carnegie. 
Institut Carnegie, bibliothèque

Donné par Andrew Carnegie aux habitants de Pittsburgh pour le dé-veloppement de la littérature, de la science et de l’art. Il fut vraiment le premier grand philanthrope américain. Il voulait mourir pauvre. Il n’y est pas parvenu mais il a beaucoup donné. Il n’a été dépassé depuis que par Rockefeller. L’Institut a un musée de tableaux modernes.

Bibles pour commis voyageurs.

Dans ma chambre d’hôtel, une bible repose sur ma table de nuit. On les trouve dans toutes les chambres d’hôtel de province. Je l’ouvre et je lis qu’elle est offerte par la Société Gédéon (Gideon Society) et que Gédéon était prêt à exécuter toutes les volontés de Dieu sans faire appel à son propre jugement. Voici quelques renseignements que je recueille :
— Si l’on est seul, triste (blue : le cafard), si vos amis ne sont pas fidèles, lire pages 23 à 27.
— Si découragé ou en difficulté quelconque, lire : John 14.
— Si vos affaires ne vont pas, lire : John 15.
— Si vous êtes mal à votre aise, lire : Hébreux 12.
— Si vous perdez confiance dans les hommes, lire…, etc.
— Si sceptique, lire John…
— Si vous ne pouvez ; pas faire prévaloir votre volonté…
— Si vous êtes très prospère…

14 février. – Une collection de timbres.
Henry Duveen

Mon oncle Henry Duveen est mort il y a un mois. Il avait constitué une collection de timbres qui lui avait coûté environ soixante mille livres (70 000). Un syndicat européen vient d’en offrir deux cent mille livres (200 000) à son fils qui en obtiendra deux cent quarante mille livres (240 000).


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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

mercredi 19 août 2015

4ème Carnet - 12 février 1919

12 février. – Anniversaire de ce journal.

Je sens que je dois le continuer.

Pittsburgh.
Pittsburgh Brewing Company en 1919

Les grosses fortunes des États-Unis sont sorties d’ici. Carnegie, avec ses quinze millions de dollars de revenu. Frick, qui est un peu moins riche, Schwab, Gary. La ville, c’est quelques bâtiments de vingt à trente étages à côté de masures en brique. Les usines sont en plein centre et même, des rues qui surplombent, on aperçoit dans la fournaise les rails couler comme du macaroni. 


Cent cheminées déversent leurs torrents de fumée noire, si bien qu’il est très rare de voir le soleil, et la nuit, souvent, est plus claire que le jour. Ah ! ce qu’on peut être sale ici ! Les fosses nasales regorgent d’autant de charbon que le sous-sol. Stupéfait, horrifié, j’aperçois à un premier étage une boucherie de viande humaine. Rien que des jambes d’hommes. Ai-je la berlue ? Quel est ce rêve sanglant ? Je m’approche. Elles sont en cire. C’est une réclame pour jambes artificielles.

Intérieur de l'usine Heinz

C’est aussi le pays du pickle. Un kilomètre d’énormes et hautes bâtisses en brique où travaillent des milliers d’ouvriers. Toutes les rues avoisinantes puent le cornichon. Le roi du cornichon, Heinz, croise sur son yacht en Floride !

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

lundi 17 août 2015

4ème Carnet - 11 février 1919

11 février. – Mon métier. 

Williams, un de mes vendeurs, un Américain rude, m’explique ses nouvelles méthodes de travail. Il me dit : « Quand j’arrive dans une ville de province, je ne vais plus comme autrefois frapper à la porte de quarante clients ; aujourd’hui, j’agis comme un voleur. Je surveille une ou deux maisons, j’en étudie les habitants et, des habitants j’étudie les habitudes. Je parle avec les domestiques, je me fais expliquer les lieux et quand je suis bien renseigné sur les gens et sur les murs où je puis placer des tableaux, je fonce comme un taureau ! » (as a bull). 

La vente des orgues. 

Williams continue : « C’est une affaire encore plus amusante que la nôtre. Par exemple, un vendeur de l’Aeolian Company arrive dans une ville, vend à M. John un orgue à dix sifflets, va trouver M. Peter, lui dit que John n’a acheté que dix sifflets, alors Peter en commande un de quinze, et le prochain client visité, vingt, et ainsi de suite, car un orgue peut s’entendre de New York à San Francisco. L’année suivante, notre vendeur reparaît chez M. John qui, honteux de ses dix sifflets, en commande quinze, mais M. Peter, maintenant, en veut vingt et ainsi de suite. Et, sans cesse, les orgues sont en réparation par suite d’agrandissement.

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

samedi 15 août 2015

4ème Carnet - 7 au 10 février 1919

7 février. – Débarqué.

Ce matin, je suis aussi surpris que nos pères devant le premier train, quand je vois dans le hall de l’hôtel Ritz une boîte aux lettres spécialement réservée aux correspondances par avion. Il y a un départ chaque jour pour Philadelphie et pour Washington. 

8 février. – Caro-Delvaille(1). 
Henry Caro-Delvaille, portrait de madame Simone

Il vient prendre de mes nouvelles. Sa situation matérielle est meilleure ; il a peint bon nombre de portraits depuis plusieurs mois. Il cherche à obtenir la décoration murale du Parlement d’Ottawa, où il est soutenu par les éléments français, mais les Anglais veulent un des leurs. 

10 février. – Le modernisme à l’église. 
Saint Thomas Church Manhattan 

Je suis aussi surpris que les hommes qui virent pour la première fois une boîte aux lettres destinée aux correspondances par aéro, en découvrant dans l’église Saint-Thomas, de mon ami le révérend Stires, un ascenseur. Et même de style gothique !

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Note de l'auteure du blog

(1) Henry Caro-Delvaille, né Henri Delvaille à Bayonne (Basses-Pyrénées) le 6 juillet 1876 et mort à Paris en juillet 1928, est un peintre et décorateur français.
Après avoir étudié de 1895 à 1897 à l'école des beaux-arts de Bayonne, Henry Caro-Delvaille est l'élève de Léon Bonnat à l'école de beaux-arts de Paris. Il expose pour la première fois au salon de la Société des artistes français à Paris en 1899. Il y remporte une médaille de troisième classe en 1901 pour son tableau intitulé La manucure. Membre de la Société nationale des beaux-arts à partir de 1903, il en devient secrétaire en 1904. En 1905, il remporte la grande médaille d'or de l'Exposition internationale de Munich. La même année, son ami Edmond Rostand lui confie la décoration de sa villa de Cambo. Il se fait alors connaître comme portraitiste et bénéficie de très nombreuses commandes. Il est fait chevalier de la légion d'honneur en 1910. Les présents de la terre, décoration pour la maison du docteur Semprun à Buenos-Aires (1912) À partir de 1917, il voyage aux États-Unis où il s'installe jusqu'en 1925. Il y réalise de nombreux portraits, des nus, des paysages et des panneaux décoratifs.

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

vendredi 14 août 2015

4e Carnet - 29 et 31 mars 1919

29 mars.

Une femme me demande si ces trois cents toiles ont été faites par Lemordant depuis qu’il est aveugle.

31 mars. – Au téléphone avec Lemordant.
George Gray Barnard (1)

Tous les soirs, vers 7 heures, je lui téléphone et je lui donne tous les détails de la journée, et cela lui cause un tel plaisir ! La question des ventes l’intéresse si peu que j’ose à peine lui en parler ; mais ce qui lui procure une vraie joie, c’est d’entendre, par exemple, qu’un directeur de musée, comme cela s’est produit aujourd’hui, m’a confié qu’avant d’avoir vu les œuvres du peintre, il avait cru que le bruit fait autour d’elles n’était que sentimental, mais que, devant ses toiles, il avait été surpris de trouver tant de force. Lemordant est heureux qu’hier au soir, le sculpteur américain Barnard, qui a vraiment du talent, soit resté de 7 heures et demie du soir jusqu’à 9 h 30, tout seul devant ses toiles pour les étudier.

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Note de l'auteure du blog

(1) George Grey Barnard (24 mai 1863 - 24 avril 1938) était un sculpteur américain. Il est né à Bellefonte (Pennsylvanie), mais grandit à Kankakee. Il fit ses études à l'Art Institute of Chicago puis travailla dans l'atelier parisien de P. T. Cavelier (1883-1887) tout en fréquentant l'école des beaux-arts. Il resta à Paris pendant 12 ans. Après avoir connu le succès au Salon de 1894, il retourna aux États-Unis en 1896. L'influence du sculpteur français Auguste Rodin est perceptible dans son œuvre.
Passionné par l'art médiéval, Barnard acheta en France, chez des antiquaires et des particuliers, des sculptures et fragments architecturaux provenant de quatre monastères – Saint-Michel-de-Cuxa, Saint-Guilhem-le-Désert, Bonnefont-en-Comminges, Trie-en-Bigorre – vendus comme biens nationaux à la Révolution et démantelés par leurs propriétaires. À son retour aux États-Unis, il présenta au public sa collection dans un bâtiment en briques sur Fort Washington Avenue. Cette collection fut achetée par John D. Rockefeller Jr. en 1925 et forma le noyau de la collection du musée The Cloisters du Metropolitan Museum of Art.
Barnard mourut d'une crise cardiaque le 24 avril 1938 au Harkness Pavillion du Centre médical de l'université Columbia à New York. Il était en train de travailler sur une statue d'Abel, trahi par son frère Caïn, lorsqu'il tomba malade. Son corps repose au cimetière de Harrisburg en Pennsylvanie.
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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

jeudi 13 août 2015

4ème Carnet - 1er février 1919

1er février. – Sur Degas.
Moïse de Camondo (1860-1935)

« Il était devenu férocement antisémite au moment de l’affaire Dreyfus, me raconte Durand-Ruel, et probablement parce qu’il avait beaucoup d’amis israélites, pour les ennuyer, mais ses amis israélites s’obstinaient à ne pas prendre son antisémitisme au sérieux. May le blaguait. Camondo, pour l’inviter à dîner, lui envoyait sa maîtresse ; mais comme il refusait de venir, elle lui disait : « Mais moi, je ne suis pas juive. – Oui, répondait Degas devant vingt personnes, mais toi, tu es une putain ! »

Degas : Portraits à la Bourse (1878-1879 (1)

Degas, à l’époque du procès, arrive un jour chez nous et nous dit : « Je vais au Palais. – Pour assister au procès ? – Non, pour tuer un juif. »
Mme Halévy, une protestante, l’invite à dîner. « Mais promettez-moi, lui dit-elle, de ne parler ni de politique, ni de religion, il n’y aura que des israélites et des protestants. Degas promet. Dîner agréable ; Degas, encore plus brillant que de coutume, ne parle que d’art et, vers le dessert, raconte que, le jour même, il a eu un modèle, une femme qui lui a dit que Dreyfus n’était peut-être pas coupable. « Tu es juive, toi ? » lui dit-il. « Non, monsieur, je suis protestante. – Ah ! tu es protestante, eh bien, f… le camp ! »
Durand-Ruel continue : « C’était un être fantasque ; il ne voulait pas que ses amis lui achètent de ses toiles, et il nous avait envoyé une lettre avec la liste des interdits. » Je demande à Durand-Ruel s’il possède beaucoup d’autographes de peintres. « Oui, beaucoup, répond-il, mais peu qui soient intéressants, à part ceux de Degas, toujours spirituels sauf quand il vous demandait de payer son loyer. Ah ! quand un de ses amis possédait une toile de lui, il fallait qu’il la gardât. Doucet avait vendu deux Degas. Un jour, il va chez le peintre dont la vue et l’ouïe avaient beaucoup baissé et qui exagérait ses infirmités quand ça lui servait. Doucet lui crie : « Vous me reconnaissez ? Je suis Doucet, je suis Doucet. » « Doucet, Doucet… », fait Degas, en cherchant « … Oui, j’ai eu un ami qui portait ce nom-là, mais il est mort. »

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Note de l'auteure du blog


Cette toile est plutôt une caricature antisémite. La personne centrale représente un banquier en haut de forme portant toutes les caractéristiques physiques des caricatures antisémites (nez crochu, barbe fournie, teint cireux, malingre, air hautain) et courtisée par deux autres personnes en haut de forme et aux caractéristiques « aryennes » (blond, teint très blanc, bien portant) le premier lui parlant à l'oreille et le second lui offrant son mouchoir en soie. L'impression mise en avant par ce tableau est très clairement que les juifs seraient les vrais « maîtres » de la finance et que les banquier seraient « à leurs pieds ».
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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

mardi 11 août 2015

4ème Carnet - 28 janvier 1919

28 janvier. – En route pour New York. Les Durand-Ruel.
Paul Durand Ruel par Renoir

Nous sommes partis le 24. La mer est mauvaise. Durand-Ruel, ferme sur le pont. Je vais à lui. Son nom est tellement lié à l’art du XIXe que je trouve intéressant de l’interroger sur les origines de sa famille, et il me dit : « Le père de mon père était notaire avant la Révolution française ; elle le ruina et l’obligea à fuir. Revenu en France vers 1802, il s’installa papetier, puis vendit des pinceaux et des tubes de couleur, fréquenta les artistes qui venaient dans sa boutique, et c’est ainsi que nous sommes devenus marchands de tableaux. La maison, à peine née, a failli disparaître parce que mon père haïssait le commerce (1). Il avait préparé Saint-Cyr, avait été reçu au concours mais refusé à l’examen physique comme trop faible de poitrine. Il n’a jamais eu un rhume et il a aujourd’hui quatre-vingt-huit ans ! Alors il a continué le commerce de son père. Mais il fit de très mauvaises affaires en cherchant à faire triompher l’école 1830 à ses débuts, puis les impressionnistes. En 1886, il fut à deux doigts de la faillite, il devait cinq millions et partit pour l’Amérique où le succès fut bien long à venir. Nous ne sommes pas riches, nous n’avons jamais recherché l’argent, nous possédons seulement une collection qui vaut une certaine somme. »

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Note de l'auteure du blog

(1) Paul Durand-Ruel est le fils de Jean-Marie-Fortuné Durand et de Marie-Ferdinande Ruel, issue d'une famille riche et cultivée, et qui apporte dans sa dot un commerce de papeterie et articles divers (pinceaux, aquarelles, encadrements, chevalets). Jean-Marie-Fortuné Durand, issu d'une famille de vignerons établis à Solers, est marchand de fournitures d'artistes avant de devenir marchand d'art. En mars 1849, son fils Paul passe son examen du baccalauréat et réussit le concours d'entrée de l'École militaire de Saint-Cyr, se destinant à une carrière militaire, mais une grave maladie l'obligea à renoncer à cette école et à rester avec ses parents pour les seconder. Fournissant des articles pour les artistes, ces derniers souvent désargentés lui laissent en garantie leurs tableaux. En 1865, il reprend les rênes de l'entreprise familiale qui représente notamment Corot et l'École de Barbizon. Au cours des années 1860 et aux débuts des années 1870, Paul se montre un défenseur brillant et un excellent marchand de cette école. Il se tisse rapidement un réseau de relations avec un groupe de peintres qui se feront connaître sous le nom d'impressionnistes. Il épouse le 4 janvier 1862 Jeanne Marie Eva Lafon (1841-1871), fille d'un horloger de Périgueux et nièce du peintre Jacques-Émile Lafon, avec laquelle il aura cinq enfants, Joseph, Charles, Georges, Marie-Thérèse et Jeanne. En 1867, Paul installe la galerie Durand-Ruel 16 rue Laffitte, rue des experts et des marchands de tableaux et qui va rester jusqu'à la Première Guerre mondiale un des centres du marché de l'art. En janvier 1869, il fonde La Revue Internationale de l'art et de la curiosité dont il confie la direction à Ernest Feydeau. Dès 1870, il reconnaît le potentiel artistique et commercial des impressionnistes. Sa première exposition d'importance se tient en 1872, toujours à Londres. Il organise ensuite des expositions impressionnistes dans ses galeries parisienne, londonienne et bruxelloises, et plus tard à New York.

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

dimanche 9 août 2015

4ème Carnet - 30 janvier 1919

30 janvier. – Sur Monet, Renoir et Millet.
Blanche Hoschedé entre Monet et Clémenceau (dans les années 1914-1915)
Je demande à Durand-Ruel qui est cette dame à cheveux blancs chez Claude Monet. « C’est deux fois sa belle-fille. Quand Monet était tout jeune, il était reçu chez un homme très riche, M. Hoschedé (1), qui faisait venir deux cents personnes, en train spécial, dans sa propriété à la campagne. Il avait créé le restaurant : l’Abbaye de Thélème (2).


Il se ruina et sa femme se sépara de lui.

Edouard Manet : portrait d'Ernest Hoschedé et de sa fille Marthe

C’est Monet, qui alors était riche, qui installa Mme Hoschedé et sa fille à Giverny, en tout bien, tout honneur. Il était veuf, il avait un fils qui épousa la petite Hoschedé (3). Il est mort. La petite Hoschedé faisait de la peinture, et pas mal, des imitations de Monet.

Plage normande par Blanche Hoschedé

Partout où Monet peignait, elle se plaçait derrière lui, elle copiait et Monet et la nature, mais ses toiles sont plus petites que celles de son beau-père qui, jamais, ne lui a permis d’en peindre de la même grandeur. » Je demande à Durand-Ruel si elle signait ; il me répond que oui, mais qu’il faut se méfier, que ses toiles ne passent pas encore pour des Monet mais que ça viendra.
— Monet a-t-il de l’argent ? fais-je.

Cuisine des Renoir à Cagnes sur mer

— Bien moins que Renoir, répond Durand-Ruel, qui seul est vraiment riche et qui, en dehors de sa fortune, a une collection importante de ses propres œuvres. Monet fut toujours un jouisseur. On goûte chez lui la meilleure cuisine de France. Il y a vingt-cinq ans qu’il a un chef. Il mange comme quatre. Je vous jure que ce n’est pas un mot. Il prendra quatre morceaux de viande, quatre légumes, quatre verres de liqueur. Millet se moquait aussi de l’argent. Il n’aurait eu que mille francs, il en aurait donné cinq cents à un ami dans le besoin. Quand il n’avait presque rien, il devait à Fontainebleau, à son épicier, trois ou quatre mille francs, trois ou quatre mille francs de primeurs. »

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Notes de l'auteure du blog

(1) Ernest Hoschedé (18 décembre 1837 à Paris-19 mars 1891 à Paris) est un négociant en tissus, collectionneur et un ami de Claude Monet.
Ernest Hoschedé épouse le 16 avril 1863 Alice Raingo (1844-†1911), avec qui il a quatre filles et deux fils :


Marthe Hoschedé (1864-†1925), épouse en 1900 Theodore Earl Butler (1861-†1936), sans postérité
Blanche Hoschedé (1865-†1947), épouse en 1897 Jean Monet (1867-†1914), sans postérité
Suzanne Hoschedé (1868–†1899), épouse en 1892 Theodore Earl Butler (1861-†1936), deux enfants
Jacques Hoschedé (1869-†1941), épouse en 1896 une norvégienne
Germaine Hoschedé (1873-†1968), épouse en 1902 Albert Salerou, postérité
Jean-Pierre Hoschedé (1877-†1961), épouse en 1903 Geneviève Costaddau
Parmi tous ses enfants, les plus notoires sont Blanche et Suzanne, peintes par Claude Monet à plusieurs reprises. Blanche montre également un certain talent pour la peinture.
Source Wikipedia


(2)  Place Pigalle s'ouvre un restaurant au nom évocateur et bon-vivant : l'Abbaye de Thélème. La devise de l'abbaye de Rabelais était peinte au-dessus de la porte d'entrée : "fais ce que voudras".
Les serveurs étaient habillés en moines et les serveuses en moniales. Les murs étaient couverts de fresques qui se voulaient médiévales et illustraient Gargantua...
L'Abbaye ne disparaîtra qu'en 1934. Parmi ses fidèles les plus assidus on compte Emile Goudeau, Raoul Ponchon ou Etienne Carjat.

(3) Blanche Hoschedé, ou Blanche Hoschedé Monet (née à Paris, le 10 novembre 1865 - morte à Giverny le 8 décembre 1947) est un peintre et modèle français, fille de Ernest Hoschedé et d'Alice Hoschedé, née Raingo. Douée elle-même d'un certain talent pictural, elle devient l'assistante et l'élève de Claude Monet, dans un style impressionniste parfois difficile à distinguer de celui du peintre. En 1897, elle épouse Jean, l'un des deux fils de Claude Monet et de Camille Doncieux, mais le couple n'a pas de postérité.
Elle devient la belle-fille de Claude Monet, lorsque, le 16 juillet 1892, sa mère épouse celui-ci, dont elle était déjà la maîtresse depuis de nombreuses années. Blanche Hoschedé est le modèle de Claude Monet pour plusieurs toiles, car celui-ci commence très tôt à la peindre, elle et sa sœur Suzanne. Dotée elle-même d'un certain talent de peintre, elle commence à s'intéresser à la peinture dès l'âge de 11 ans, et fréquente l'atelier de son beau-père, dont elle porte souvent le chevalet. Elle en devient alors l'assistante et l'élève, Elle épouse Jean Monet, le fils du peintre Claude Monet, en 1897. Ils vivent à Rouen et Beaumont-le-Roger jusqu'en 1913. Après la mort de Jean en 1914, elle retourne habiter auprès de son beau-père, Claude Monet.
Source Wikipedia

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

samedi 8 août 2015

4e Carnet - 27 février 1919

27 février. – Chez l’empereur de la photographie.

Eastman (1), l’inventeur du Kodak, c’est-à-dire du premier appareil à film*, est né ici à Rochester qu’il adore. Il possède plus des deux tiers des actions de sa société. Elle a rapporté, l’année dernière, près de quarante-cinq millions de dollars. Je ne serais pas surpris qu’il fabriquât 80 % des films cinématographiques mondiaux. Sa mère, m’a-t-on dit, tenait une pension de famille. Petit garçon, il n’aimait pas aller à l’école parce qu’il adorait la nature, de là son désir de la photographier.

Georges Eastmann en 1916 selon Wikipedia (il n'a pas vraiment les yeux bleus ??)

Eastman a dans les soixante-huit ans ; il est petit ; il a le visage sévère et distant ; il est aussi froid que coléreux car son nez est en lame et ses yeux sont bleus.


Sa maison, entourée d’une grande pelouse, ressemble à un couvent et l’intérieur est arrangé par des mains dures et indifférentes car il est célibataire. Il sort ou reçoit cinq ou six fois par semaine, mais il est déjà à ses affaires à 8 heures du matin. Aujourd’hui, exception en ma faveur, il ira à 8 h 30. J’ai rendez-vous au quart. Je le trouve assis dans son jardin d’hiver, parcourant son journal ouvert aux faits divers et à la cote de la Bourse, tandis que son orgue magnifique joue un air d’église**.


Quand je suis allé chez Eastman pour la première fois, je lui ai demandé où se trouvait The Blue Rockets, l’un des plus magnifiques Turner qui soient. Il provenait de la vente Yerkes, puis de la Knœdler. Il me répondit : « Personne ne peut juger de la beauté des tableaux aussi bien que moi ; j’ai un moyen à moi, ni vous ni aucune autre personne ne peut m’égaler parce que personne ne m’approche dans la connaissance de la photographie. Quand je regarde un tableau, je me dis : « Si cette vue, scène ou portrait, avait été prise en photographie d’après la vie réelle, apparaîtrait-elle comme elle est là ? Si la réponse est négative, c’est que la toile n’est pas bonne.

Rockets and Blue Lights (Close at Hand) to Warn Steam Boats of Shoal Wate. r

Eh bien ! après avoir acheté ce Turner, j’ai bien vu que certaines vagues de la mer n’auraient pas pu apparaître en positif comme il les avait peintes ! »
O mânes de Turner, avez-vous tressailli quand ainsi a parlé l’empereur de la photographie ?


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Note de Gimpel

* Un procès retentissant nous a appris depuis qu’il n’était pas l’inventeur du Kodak et qu’il était parvenu à déposséder complètement l’inventeur de ses droits. Il fut condamné à lui payer une très grosse somme.

George Romney (1734-1802)
Portrait de Catherine Clemens (1788)
Neue Pinakothek de Munich
Source Wikimedia

** Hier, j’ai fait suspendre chez lui un beau Romney, le portrait d’une femme de trente ans aux cheveux poudrés, robe blanche et rubans bleus. Il m’en demande le prix. Cent soixante mille dollars. Il ne s’en étonne pas, mais il n’aime pas les bras, les dit mal dessinés et se déclare intransigeant sur la question dessin. Pourtant il possède un Rembrandt dont les mains semblent desséchées, momifiées.

C'est ce que j'ai trouvé de plus proche, même si, manifestement, le modèle a moins de 40 ans !!
Isabella, Mrs William Simpson, ensuite Mrs Burroughs par Henry Raeburn

Il a aussi un Raeburn, portrait de femme de quarante ans ; elle est assise, sa robe est blanche, relevée d’une écharpe d’un violet pourpre. Jolie composition, mais elle a comme un bras coupé qui s’enfonce entre ses jambes.

Portrait de Charlotte Walsingham, elle tient bien son livre dans la main gauche, son manteau, même s'il n'est pas de soie crème (c'est la robe qui est de soie crème !!) est bien bordé de fourrure ... alors pourquoi pas ?


Il a un très joli Reynolds, une femme qui, de sa main gauche, tient un livre bleuté ; elle est intelligente jusqu’au bout des cheveux. Une fourrure ouatée borde son manteau de soie crème.

John Hoppner (1780) : je trouve que cette jeune fille en Bacchante correspond assez bien à la description de Gimpel !

Son Hoppner représente une jolie fille, innocente avec le bleu de son écharpe, perverse avec sa chemisette. J’aime beaucoup son Hals, un homme coiffé d’un chapeau qui a l’air de crier : « Je suis là ! »

Homme à la cuirasse de Van Dyck

Il possède un bon Van Dyck, un homme avec cuirasse, et un beau Corot en hauteur, où, dans un pré, deux femmes et deux vaches se promènent. Une ligne de douze grands arbres barre l’horizon.

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Notes de l'auteure du blog

(1) George Eastman est un industriel américain né à Waterville (en), dans l'État de New York le 12 juillet 1854 et mort à Rochester (NYC), le 14 mars 1932.
Inventeur et philanthrope américain, il est connu pour avoir révolutionné la photographie en fabriquant en série le premier appareil photographique portable. Ce faisant, il a transformé un processus lourd et compliqué en un processus facile à utiliser et accessible à tous. Il est le fondateur de la société Kodak.
Source Wikipedia

(2) La maison de Eastman à Rochester, est transformée en musée et en centre d'art. Elle accueille de nombreux concerts et des expositions ... de photographies !
Site du musée

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963