mercredi 13 mai 2015

3ème Carnet - 9-10 septembre 1918

9 septembre. – Sur Teddy Roosevelt junior.*

Le capitaine Snowden Fahnestock, de l’armée américaine, gendre de M. Bertron, que nous avons rencontré à New York, dînait hier soir chez son ami Teddy Roosevelt qui lui raconta qu’il y a quelques jours il cherchait sur les grands boulevards une maison où il pourrait acheter un gant de base-ball ; il accosta un vieux monsieur qui donnait le bras à sa femme, et baragouinant le français il leur dit : « Base-ball (prononciation française : bésebol), base-ball, maison sport, où maison sport ? » Le couple se regarda, surpris, puis se concerta, et enfin le vieux monsieur tira de sa poche un carnet, hésita entre deux ou trois adresses, et finit par lui en donner une. Teddy Roosevelt s’y rendit. Il y trouva une maison close. 

10 septembre. – Sur Forain. 
Jean Louis Forain et sa femme

Au début de la guerre, et même pendant plusieurs mois, il se traînait sur les grands boulevards en simple pioupiou où un de ses amis le rencontrant lui dit : « Comment, c’est toi, Forain, en cette tenue ! » L’artiste à l’esprit si caustique resta court. « Bien oui, c’est moi, comme ça. – Ah ! reprend l’ami, si ce n’était pas toi, que dirait Forain de te voir ainsi ? »

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Note de l'auteure du blog

* Theodore Roosevelt Jr. ou Theodore Roosevelt II (13 septembre 1887 – 12 juillet 1944) est un homme politique, homme d'affaires et militaire américain qui combattit durant la Première Guerre mondiale et reprit du service pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est le fils aîné du président des États-Unis Theodore Roosevelt (1858 - 1919) et le lointain cousin du président Franklin Delano Roosevelt (1882 - 1945). Roosevelt servit comme secrétaire adjoint à la Marine (1921-1924), gouverneur de Porto Rico (1929–1932), gouverneur-général des Philippines (1932–33), président de l'American Express Company, vice-président de Doubleday Books et enfin Brigadier General dans l'US Army. Il mourut d'une crise cardiaque sur le front normand.
Source Wikipedia

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

lundi 11 mai 2015

3ème Carnet - 7 septembre 1918

7 septembre. – Sur le « Baglione » de Nattier. 
Marquise de Baglione en Flore par Nattier (on remarque sur ses genoux une superbe tulipe !)

Helleu me dit : « Votre Nattier est un des plus beaux du monde. Il a une tulipe dont le geste est gracieux. » La comtesse Armand avait chargé, il y a vingt ans, Durand-Ruel de le vendre. Degas et moi le montrâmes à la comtesse de Béarn qui aurait pu l’avoir pour cent soixante mille francs. Degas lui dit : « Achetez-le, je pourrai le copier. » Elle répondit : « Je n’ai pas d’argent. – Vous n’avez pas d’argent, m’écriai-je, eh bien ! faites des dettes (1) ! » 

Le comte Boni de Castellane.

Boni, qui avait trois ou quatre millions de rentes, me parle d’entrer comme vendeur chez moi à New York pour cinq mille francs par mois, et il ajoute : « Autrement, je me ferai député ou sénateur. »

Chez Helleu. 
Paul Helleu dans son atelier

45, rue Emile-Menier, au cinquième étage, avec une belle vue sur les jardins de la Fondation Thiers. Il me montre un Watteau qu’il a acheté pour deux mille francs dans une vente à l’hôtel Drouot. Tout Paris parle de cette découverte sensationnelle. Il est faux (2).

La perspective (vue à travers les arbres dans le parc de Pierre Crozat) 1715 par Antoine Watteau au musée de Boston (qui ne le donne pas comme faux ! Gimpel serait-il jaloux de cette découverte ??)

Helleu me raconte qu’il a toujours cherché à s’inspirer de Watteau et même que Degas fit ce mot : « C’est du Watteau à vapeur. » Helleu continue : « Je travaille vite, mon plus gros succès fut la duchesse de Marlborough dont j’ai terminé la planche en quatre heures. En quelques semaines, j’ai vendu mille exemplaires à cent francs pièce. »

Les deux cousines de Watteau, actuellement au Louvre

Il m’apprend qu’il vient de faire acheter le Watteau de Michel Lévy Les Deux Cousines pour deux cent vingt mille francs.


Helleu est aussi rosse que ses amis Boldini, Sem et Degas. Il me dit : « J’aimerais détruire quinze cents de mes pointes sèches et n’en garder que quatre. » En ancien, il a beaucoup de goût et de connaissances. Il possède de très beaux cadres et quelques morceaux de bois doré remarquables ainsi que quelques sièges.

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Notes de l'éditeur

(1) Ce tableau est aujourd’hui en Amérique. Acheté d’abord par Ambatielos, un Grec qui demeure à Paris et qui perdit son argent, il fut racheté par N. Wildenstein qui le revendit à Erickson.

(2) Il a été acheté par le musée de Boston. (Note de 1927.)

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

samedi 9 mai 2015

3ème Carnet - 6 septembre 1918

6 septembre. – Sur Renoir.
Madame Stora en algérienne par Renoir - 1870

Il y a au moins trente ans, le peintre avait rencontré dans une ville d’eaux la belle Mme Stora dont les fils sont antiquaires et il lui avait demandé de la peindre. 

Il existe un portrait de Clémentine Stora non par Benjamin Constant (de son vrai nom Jean Joseph Constant) mais par Constant-Joseph Brochart, 1880. Pastel. Collection privée, New York. C'est sans doute ce portrait auquel Gimpel fait allusion ci-dessous. Source Wikipedia


Benjamin Constant avait aussi fait son portrait. Il y a quelques années, Helleu voit le Renoir chez les Stora qui trouvaient ce tableau horrible et il leur demanda de l’acheter. Ils le lui donnèrent pour trois cents francs tandis qu’à aucun prix ils n’auraient voulu vendre le Constant. Depuis, Monet a acheté ce portrait de Mme Stora qui est, paraît-il, un des plus beaux Renoir. 

Vollard et Renoir. 
Ambroise Vollard par Renoir

Quand Vollard préparait son livre sur Renoir, il se rendait continuellement chez le maître impressionniste avec un peintre nommé Bernard. Vollard s’asseyait à une table avec de l’encre et du papier à lettre et semblait faire sa correspondance.

Le peintre Emile Bernard - Autoportrait

Bernard avait pour mission de faire parler Renoir tandis que Vollard prenait en note tout ce qu’il disait.

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

jeudi 7 mai 2015

3ème Carnet - 31 août - 4septembre 1918

31 août. – La Mode. 

Il faut être si maigre que presque toutes les femmes se font masser les jambes. 

4 septembre. – Sur « l’Angélus ».  

Je vois Brandus, dont parlait l’antre mois Georges Petit. C’est lui qui a promené ce célèbre tableau à travers toute l’Amérique ; je lui dis qu’il a dû en entendre des réflexions, et il me répond : « Oh ! à n’en plus finir ! Presque tout le monde voulait savoir à combien revenait le centimètre carré et aussi pourquoi une copie ne serait pas aussi bien. Un tailleur me dit : « Le pantalon de votre paysan ne lui va pas, il est beaucoup trop court, alors comment ce tableau peut-il tant valoir ? » Un visiteur m’interroge : « Pourquoi appelle-t-on ce tableau : l’Angélus ? » Et il ajoute : « C’est probablement le nom du monsieur. » J’entends une fille demander à sa mère pourquoi l’homme et la femme sont si tristes ; celle-ci lui répond qu’ils viennent d’enterrer leur enfant. Conversation entre deux paysans : « Pourquoi regardent-ils la terre d’un air si malheureux ? – Parce que les insectes ont mangé « les semences et qu’ils n’auront pas de récolte. »

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

mardi 5 mai 2015

3ème Carnet - 21 août 1918

21 août. – Le Lorenzo Monaco du musée de Boston.


Le mariage mystique de Sainte Catherine -  environ 1340 - Barna da Siena (italien (Sienne), actif de 1330 à 1350 (Sienne)) : au musée de Boston (voir la note*)
Source le musée de Boston

Je l’ai acheté cent cinq mille francs, en même temps que le Gentile da Fabriano que j’ai vendu à Henry Goldman de New York et le Pietro Alamanno que je possède encore. J’ai trouvé cette indication par hasard en ouvrant un livre de comptabilité. Je m’amuserai quand j’aurai le temps à revoir mes vieux livres et à donner des indications sur les prix de notre époque.

Évacuation des objets d’art.
Chantilly : arrivée du Prix de Diane : M. Edouard Kann, propriétaire de Reganda : [photographie de presse] / Agence Meurisse Source Gallica

Edouard Kann (1) m’en parle, qui a une assez grande collection. Il est le neveu de Rodolphe Kann qui possédait la fameuse collection que nous avions achetée dix-sept millions avec Duveen frères. Il est le fils de Maurice qui avait aussi une très belle collection dont nous acquîmes les plus beaux tableaux.


Il me dit : « Les Boches avaient entrepris l’attaque de cette formidable position, le Chemin des Dames. Ils l’enlèvent en un tournemain. C’est qu’elle n’était plus gardée que par trois divisions territoriales et deux des divisions anglaises décimées deux mois auparavant quand elles reculaient jusqu’aux abords d’Amiens. Elles avaient été placées là, en quelque sorte, au repos, avec un moral très mauvais. Les Allemands comptaient s’arrêter, mais, ne trouvant personne, ils avancent pendant trois jours de soixante-dix kilomètres, l’arme à la bretelle. Dix mille hommes des nôtres, des cavaliers, descendent du Nord, leur barrent la route et les Boches s’arrêtent devant notre première tentative de résistance.

Photographie du musée de Douai en octobre 1918. BDIC/MHC, Paris - Source musée de Douai

« C’est alors que les Beaux-Arts s’occupèrent de faire déménager les objets d’art. Je ne voulais rien bouger, ils insistent et m’offrent un immense wagon dans lequel ils empilent seize cent mille francs de marchandises.

ARTS (Les) N° 88 DU 01/04/1909 - TOCQUE - Portrait de femme - Collection de feu Maurice Kann - Brouwer - Collection de M. KANN

Dix tableaux, dont mes deux panneaux de Fragonard, de la vente Crosnier, ma femme de Tocqué, mes Largillière, mon petit Boilly, la femme à l’oiseau qui m’a coûté vingt-trois mille francs, ma bibliothèque de Strasbourg et quelques autres meubles.
« Le Louvre, les Arts décoratifs, le Petit Palais déménagèrent incroyablement vite. Ce fut un beau tour de force ! »

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Note de l'éditeur

(1) Il a écrit un journal pendant la guerre, il me l’a dit. Il peut être intéressant. Kann, mort il y a deux ans, était très instruit. Il était auxiliaire, et fut placé à la Maison des Journalistes où on était très au courant des dernières nouvelles et où passaient tant de gens intéressants.

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Note de l'auteure du blog

* A propos de cette toile de Barna da Siena, le musée précise dans sa notice :
Provenance
1858, Robert Macpherson, Rome [Otto Mündler signale avoir vu la peinture à Rome le 12 mai 1858, chez Mme Anna Jameson, la tante de la femme de Macpherson ("Les Travel Diaries de Otto Mündler , "Walpole Société 51 (1985): 234). Robert Macpherson était un artiste écossais qui s'installe en Italie en 1840 et a travaillé à titre de courtier.].
1859, William Blundell Spence (b 1814 -.. D 1900), Londres [De Londres, Spence a écrit à Lord Alexander William Lindsay le 27 Juillet 1859, parlant de trois tableaux qui venaient d'arriver de Rome (que ce soit des tableaux achetés à Macpherson n'est pas précisé), y compris le tableau AMF, attribué à Simone Martini. Voir John Fleming, "Dealing Art dans le Risorgimento,« Burlington Magazine 121 (1979): 503, n. 62 et 579, et Hugh Brigstocke, "Lord Lindsay comme Collector», Bulletin de la John Rylands Library 64 (printemps 1982): 321, n. 4.].
Alexander Barker (1873 d.), London [Dans une lettre de Wildenstein, Paris, à Walter Gay de l'AMF (28 Décembre, 1915), le tableau est dit avoir été acheté auprès d'Sartoris. Le concessionnaire croit que Sartoris l'a reçu d'un de ses oncles, qui l'avait acheté de la collection Barker. Il ne peut pas être identifié avec l'un des tableaux des ventes aux enchères Barker du 6 Juin, 1874 ou 21 Juin, 1879. ]
Vendus de la collection Barker à l'oncle d'Algernon Sartoris (?); par filiation à Algernon Sartoris -, Paris et Londres (1877 b 1907 d..)
Vendu par Sartoris à Gimpel et Wildenstein, Paris et New York [En plus de l'information fournie par Wildenstein (voir ci-dessus), René Gimpel et Wildenstein a noté le 7 Juillet 1918, qu'il provenait de la collection Sartis [sic]. Il été exposé au Musée des Arts Décoratifs, à Paris, comme une œuvre de Lorenzo Monaco. Voir son «Journal d'un marchand d'art," trans. John Rosenberg (New York, 1966), p. 46. ]
1915, vendu par Wildenstein à l'AMF pour $ 17,727 [donné alors comme un travail de Lippo Memmi.].
Source le musée de Boston

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

dimanche 3 mai 2015

3ème Carnet : 19 août 1918

19 août. – Chez Claude Monet.

Dans le train qui nous conduit à Vernon, Georges Bernheim me dit que j’ai pris la responsabilité du voyage à Giverny, mais que Monet ne nous recevra peut-être pas. Comme Renoir, il ne veut pas être dérangé quand il travaille. Je lui demande s’il le connaît bien et il me répond : « Oui, et dans une certaine circonstance j’ai mieux agi envers lui que lui, plus tard, envers moi.
— A quelle occasion ?

Édouard Manet - Garçon parmi les fleurs, 1876 (Jacques Hoschedé)

— Voici : Monet avait épousé en secondes noces une veuve ou peut-être bien une divorcée*. Elle avait un fils** qui, à la mort de sa mère, me vendit huit toiles de son beau-père pour huit mille francs.
— Pourquoi si bon marché quand il ne pouvait pas en ignorer la valeur ?
— C’est qu’elles n’étaient pas signées, et ce garçon était en trop mauvais termes avec Monet pour que le peintre y mette sa signature. Elles valaient quand même quarante mille francs avec ma garantie. Monet apprend cette transaction et m’envoie mes cousins, les Bernheim frères, me dire qu’il aimerait racheter les huit tableaux et il m’en fait demander le prix. Je lui écris : « Monsieur Monet, vous n’avez qu’à m’adresser un chèque de huit mille francs et prendre les toiles. » Il me l’envoya en me faisant promettre un cadeau. Je l’attends encore. Deux ans, trois ans passent. Je me décide à l’aller voir et je lui dis : « Monsieur Monet, je ne vous demande aucun cadeau, mais vendez-moi quelques toiles. » Il m’en cède douze pour cent vingt mille francs et il en ajoute une treizième. Je lui en avais vendu huit pour huit mille francs. Ce fut un cadeau payé un peu cher, mais enfin ! C’est un homme très dur.
Ainsi, il y a un an, je vais chez lui avec mon confrère Hessel avec lequel j’avais acheté en compte à demi un bien vilain Monet que nous lui apportons. Il se souvient de la toile et hurle : « Ah ! quelle cochonnerie ! » « Puisqu’elle ne vous fait pas honneur, lui disons-nous, donnez-nous-en une autre à la place. » « Jamais de la vie, s’écrie-t-il, il n’y a pas dans tout mon atelier une seule toile qui ait aussi peu de valeur que la vôtre. » Alors nous lui parlons d’un échange à un certain prix et nous lui désignons un paysage dont nous lui demandons le prix. Il répond qu’il en veut dix mille francs et nous acceptons. Monet prend notre tableau et le crève d’un grand coup de pied. »

Monet à Giverny en 1918

Il est une heure et demie, nous arrivons à Vernon, nous descendons du train et enfourchons les bicyclettes que nous avons louées à Paris car les moyens de communication ne sont pas faciles en temps de guerre. Nous suivons pendant quelques kilomètres la vallée de la Seine, si belle en cet endroit, et nous arrivons au village célèbre où plusieurs artistes se sont groupés autour du maître. J’aperçois de grandes baies vitrées qui s’ouvrent dans plusieurs maisons de paysans. Nous voici devant le mur de Claude Monet, percé d’une grande porte verte et un peu plus loin d’une autre porte très petite, verte aussi, et nous l’ouvrons pour entrer dans le jardin de Monet si souvent décrit. Je regrette d’être dans l’ignorance la plus complète du nom des fleurs et de me trouver impuissant à les nommer. Il faudrait un Maeterlinck pour un tel jardin qui ne ressemble à aucun autre, d’abord parce qu’il n’est composé que de fleurs très simples, puis qu’elles s’élèvent toutes à des h uteurs inouïes. Je crois qu’aucune ne fleurit au-dessous d’un mètre. Certaines fleurs dont les unes sont blanches, les autres jaunes, ressemblent à de colossales marguerites et montent jusqu’à deux mètres. Ce n’est pas un champ mais une forêt vierge de fleurs avec des couleurs toujours franches ; aucune n’est rosée ou bleutée, elles sont rouges, elles sont bleues.

Monet à Giverny en 1918

Une servante a pris nos cartes et nous dit qu’elle va voir. Bernheim est nerveux et me souffle : « Ne sois pas étonné si nous ne sommes pas reçus. » Je lui demande si ce n’est pas Monet, là-bas, qui s’avance.
— Où ? Comment est-il ?
— Là, sous un grand chapeau de paysan pointu et en paille. Il a une grande barbe blanche.
— Mais oui, c’est lui, il vient.
Nous nous avançons, Bernheim lui serre la main, me présente, et Monet fait : « Ah ! messieurs, je ne reçois pas quand je travaille, non, je ne reçois pas. Quand je travaille, si je suis interrompu, ça me coupe bras et jambes, je suis perdu. Vous comprenez facilement, je cours après une tranche de couleur. C’est ma faute aussi, je veux faire de l’insaisissable. C’est épouvantable cette lumière qui se sauve emportant la couleur. La couleur, une couleur, ça dure une seconde, parfois trois ou quatre minutes, au plus. Que faire, que peindre en trois ou quatre minutes ? Elles sont passées et alors il faut s’arrêter. Ah ! que je souffre, ce qu’elle me fait souffrir la peinture ! Elle me torture. Comme elle me fait mal ! »

Monet à Giverny en 1918

Monet a fini son monologue. Je devine qu’il va nous serrer la main et retourner à son travail. Je voudrais qu’il restât encore quelques minutes et je lui dis : « Excusez-moi, monsieur Monet, c’est moi le coupable, c’est moi qui ai voulu venir. Georges Bernheim m’avait prévenu, mais je l’ennuie depuis si longtemps ! Je vends des tableaux anciens mais j’adore les modernes ; j’adore vos œuvres. Je me fâche avec mes amateurs quand ils me disent que c’est fini, que l’on ne saura plus peindre, que l’on n’égalera plus les anciens. Quels imbéciles ! » Puis regardant ses fleurs : « Ah ! comme votre jardin est joli. Mary Cassatt m’en a si souvent parlé. – Comment va-t-elle ? » me demande-t-il. Je lui apprends qu’elle est presque aveugle et je sens chez le peintre une indifférence de vieillard. Georges Bernheim me dit à ce moment de regarder combien M. Monet est jeune. Je l’interroge. Quel âge a-t-il ? Et il me répond qu’il a soixante-dix-huit ans. Je le complimente, et en effet c’est étonnant, jamais je n’ai vu un homme de cet âge paraître aussi jeune.

Monet à Giverny en 1918

Il peut ne mesurer qu’un mètre soixante-cinq environ, mais il est tout droit. Il ressemble à un jeune père qui, le 25 décembre, mettrait une fausse barbe blanche pour faire croire à ses enfants au vieux papa Noël. Son visage est doucement coloré et pas couperosé. Ses petits yeux ronds et marron, pleins de vivacité, sont des auxiliaires très précieux à sa parole.


« Venez dans l’atelier », nous dit-il. C’est une grande salle rectangulaire. Au mur, sont accrochés une centaine de tableaux environ qui courent et s’échelonnent sur trois ou quatre rangées. Pour la plupart, ce sont des peintures peu intéressantes, assez plates, sans couleur, ce sont des préparations. Parfois, un tableau sort de l’ordinaire. J’en vois un qui m’a l’air de représenter une épaisse forêt avec des éclaircies de lumière surprenante, et cette forêt de fleurs peut être celle de son jardin.
Ma réflexion sur la peinture moderne lui a plu car il m’en reparle et me dit : « Je préfère une nature morte peinte par Delacroix à un tableau de Chardin. » Comme la conversation tombe sur le paysage, je fais : « Vous êtes quelques maîtres qui, au XIXe siècle, avez porté l’art du paysage à un sommet qu’il n’avait jamais atteint. » – Monet s’écrie : « Ne m’appelez pas : maître, je n’aime pas ça. » Je proteste, je ne l’ai pas appelé : maître, et j’ajoute : « Vous me rappelez Renoir qui ne veut pas entendre prononcer le mot maître. » « Je suppose, observe-t-il, que ces Hollandais n’ont pas vu la nature en jaune. Leurs couleurs ont dû changer. Quand nous étions jeunes, nous nous promenions au Louvre et nous comparions nos manchettes au linge des personnages de Rembrandt et jugions que ses toiles sont loin des couleurs originelles. Rubens, lui, a fait de beaux paysages. » Georges Bernheim prononce le nom de Corot et Monet dit : « Il n’a pas mis sur ses toiles assez de pâte. Je ne sais ce qu’elles deviendront avec le temps, les vernis et les nettoyages ; je me demande ce qu’il en restera, bien peu, j’en ai peur ! »
Monet est comme Renoir, très préoccupé de l’évolution chimique des couleurs et il assure que lorsqu’il peint il ne cesse d’y penser.

Madame Monet en japonaise aux éventails (Source Wikimedia)

— Avez-vous appris, lui demande Bernheim, que Rosenberg a acheté pour un très gros prix votre Japonaise aux éventails ?
— Il me l'a écrit ; eh bien ! il en a une saleté !
— Une saleté ? reprend Bernheim, étonné.
— Mais oui, une saleté, ce n’était qu’une fantaisie. J’avais exposé au Salon La Femme en vert qui avait obtenu un très gros succès et l’on m’avait conseillé d’en faire une sorte de pendant, et l’on m’a tenté en me montrant une robe merveilleuse dont certaines broderies d’or avaient plusieurs centimètres d’épaisseur.
Je demande au peintre s’il est sincère et il me répond : « Absolument. » Il nous en montre la photographie ; j’admire la tête et je la trouve belle. Il nous dit avec un certain orgueil d’artiste : « Regardez ces étoffes ! » Il nous apprend que c’est le portrait de sa première femme***, qu’elle était brune et qu’il lui a mis ce jour-là une perruque blonde.


Comme Bernheim m’avait parlé d’une immense et mystérieuse décoration à laquelle le peintre travaille et qu’il ne nous montrerait probablement pas, j’attaque la position et je l’emporte, et il nous conduit par les allées de son jardin jusqu’à un atelier nouvellement construit, bâti comme une église de hameau. A l’intérieur, ce n’est qu’une pièce immense avec un plafond vitré et, là, nous nous trouvons placés devant un étrange spectacle artistique : une douzaine de toiles posées à terre, en cercle, les unes à côté des autres, toutes longues d’environ deux mètres et hautes d’un mètre vingt ; un panorama fait d’eau et de nénuphars, de lumière et de ciel. Dans cet infini, l’eau et le ciel n’ont ni commencement ni fin. Nous semblons assister à une des premières heures de la naissance du monde. C’est mystérieux, poétique, délicieusement irréel ; la sensation est étrange ; c’est un malaise et un plaisir de se voir entouré d’eau de tous côtés sans en être touché. « Toute la journée je travaille sur ces toiles », nous dit Monet. « On me les apporte les unes après les autres. Dans l’atmosphère, une couleur réapparaît qu’hier j’avais trouvée et esquissée sur une de ces toiles. Vite, on me passe le tableau et je cherche autant que possible à fixer définitivement cette vision, mais, en général, elle disparaît aussi rapidement qu’elle a surgi pour faire place à une autre couleur déjà posée depuis plusieurs jours sur une autre étude qu’on met presque instantanément devant moi… et comme cela toute la journée ! — Je comprends, monsieur Monet, pourquoi vous n’aimez pas être interrompu, aussi en vous remerciant nous allons vous quitter.


— Venez encore voir ma salle à manger. » Il nous montre une pièce très rustique mais d’un raffinement oriental, avec juste une couche de couleur, un jaune ton sur ton, un jaune Monet, couleur de son génie le jour où il la composa, et c’est pourquoi on ne la retrouvera jamais.
Quand nous le quittons, la porte déjà presque fermée, il nous crie : « Revenez me voir au début d’octobre, les jours baissent, je prends quinze jours de repos, nous bavarderons. » Nous voici avec Georges Bernheim pédalant sur la route, et il me dit : « C’est une belle réception. – Très belle, alors on y retournera en octobre. – Je lui achèterais volontiers ses panneaux, il y en a une trentaine. – Combien, Bernheim, trois cent mille francs ? – Bien davantage, ça ne les met qu’à dix mille francs pièce. Achetons-les ensemble, exposons-les à New York, nous rentrerons dans notre argent avec le prix des entrées. » J’assure à Georges Bernheim que ces panneaux ne seraient pas vendables aux États-Unis parce que les maisons y sont si petites, et j’ajoute qu’au point de vue décoratif ces toiles sont difficiles à placer, qu’elles manquent de hauteur, que l’endroit idéal serait à terre, et je dis en riant que ce serait parfait pour une piscine.


« Je le lui ferai savoir, dit Bernheim, tu verras comme tu seras reçu en octobre. En tout cas, ce n’est pas l’homme qui court après les marchands. Quand je suis allé le voir avec Hessel, il nous a raconté qu’il a vendu dans sa jeunesse une toile qui serait considérée aujourd’hui très importante, pour cent francs, et encore il ne reçut que cinquante francs argent plus un tableau de Cézanne qu’il nous montra et pour lequel Hessel lui offrit vingt-cinq mille francs qu’il refusa. »

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Notes de l'auteure du blog

* Il s'agit bien sûr d'Alice Hoschedé (1844–1911), qu'il avait épousée le 16 juillet 1892 en secondes noces. Alice avait déjà six enfants de son premier mariage avec Ernest Hoschedé ; ces six enfants ne sont pas de Claude Monet (sauf peut-être le dernier, Jean-Pierre), mais celui-ci les a  élevés.

** Marthe Hoschedé (1864–1925) ; Blanche Hoschedé (1865–1947) qui épousera Jean Monet(1867–1914) fils du premier mariage de Claude Monet ; Suzanne Hoschedé (1868–1899) ; Jacques Hoschedé (1869–1941) ; Germaine Hoschedé (1873–1968) ; Jean-Pierre Hoschedé (1877–1960), parfois dit fils naturel de Claude Monet. On peut donc raisonnablement penser que Berheim par de Jacques Hoschedé.

*** Claude Monet avait épousé en 1870 en premières noces, Camille Doncieux (1847–1879), avec qui il a deux enfants : Jean Monet (1867–1914), dont j'ai parlé plus haut et Michel Monet (1878-1966).
Camille en bleu (et en brune !!)

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

vendredi 1 mai 2015

3ème Carnet - 16 au 18 août 1918

16 août. – Affiches de guerre. 
Yvonne Vernet, élève à l'école communale de l'avenue Daumesnil à Paris, lauréate du concours d'affiches organisé par le Ministère de l'Instruction publique sur le thème des restrictions en 1918.
Source archives et patrimoine 1918

Pour recommander, par exemple, d’économiser le pain en mangeant plus de pommes de terre. Elles sont plus artistiques que celles que nous avons vues jusqu’à présent. Plus amusantes aussi. Plus réclame. Elles viennent de faire leur apparition dans le métro. 


Je suis une brave poule de guerre, je mange peu et produis beaucoup. Références : G. Douanne, 16 ans, élève à l'école communale de l'avenue Daumesnil à Paris, lauréate du concours d'affiches organisé par le Ministère de l'Instruction publique sur le thème des restrictions en 1918.

Toutes ces jolies affiches sont dessinées par les enfants des écoles, des gosses entre dix et quinze ans. 

17 août. – Au Père-Lachaise.
Héloïse et Abélard, sépulture de vieillards, horrible tombeau, romantisme à la Joseph Prudhomme, du gothique qui sent Sedan.


Le tombeau de Chopin, avec une femme de Schlesinger, le grand sculpteur, disait-on, du second Empire. Trémolo de musique foraine. 

18 août. – Sur Paderewsky.
Je rencontre Amour, avenue du Bois ; c’est un de nos meilleurs pianistes. Je lui dis un mot de la tombe de Chopin. Il va de temps en temps y porter des violettes parce que c’était sa fleur favorite. Je lui parle de Paderewsky et de sa campagne patriotique aux États-Unis et il me raconte que, déjà avant la guerre, il avait fait le rêve extravagant de gagner assez d’argent pour pouvoir acheter la Pologne et la donner aux Polonais. Quand j’apprends à Amour que Paderewsky ne joue plus, il s’écrie que c’est incroyable, lui qui a travaillé douze heures par jour durant toute sa vie, et jusqu’en Australie où il voyageait avec trois pianos à queue (des Erard) et un piano muet, et toujours avec son accordeur.

Paderewsky en tournée

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963