jeudi 30 juillet 2015

4ème Carnet - 13 au 17 janvier 1919

13 janvier. – Sage coq gaulois. 

Claude Terrasse me dit : « Il y a à côté de chez moi, à Passy, un coq qui se taisait pendant toute la durée des bombardements de Gothas. » 

15 janvier. – Ame d’enfant. 

Je pars dans dix jours pour New York avec ma femme et mon fils aîné. Je laisse ici mes deux jeunes enfants avec la nurse, qui dit ce soir à Ernest : « Tu vas être content, tu n’auras plus à dire chaque soir bonsoir à ta nurse. – Chaque soir, lui répond Ernest, je vous écrirai bonsoir par carte postale. » Et l’enfant se met à pleurer. 

16 janvier. – Watteau Chaponay. 
La toile dont parle Gimpel pourrait être celle-ci vendue chez Christie's en 2004 et donnée comme provenance "Marquis de Chaponay" puis collection Wildenstein. En 2004, elle est donnée pour un "suiveur" de Watteau (prix dérisoire : 9 988€).

Wildenstein l’a vendu au baron Edmond de Rothschild sur une base de quatre cent cinquante mille francs. (Voir ici)

17 janvier. –  Le scandale des faux Rodin. 

Il a éclaté. La fabrique était à Asnières.(1)

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Note de l'auteure du blog

(1) Fabriquer des faux Rodin n'a jamais cessé : témoin le faussaire Gary Snell jugé en 2014, qui en a fait plus de 1700 !!
Voici, selon Gallica, les circonstances de ces faux de 1919
Une fabrique de faux Rodin

L'industrie était prospère. Un expert paya 80.000 francs une de ces imitations. On annonçait, hier, l'arrestation, à Asnières, d'un M. Bouyon de Chalus, qui avait épousé la veuve d'un médecin. Pourquoi cette -mesure ? Bouyon de Chalus vendait de faux Rodin. Tout simplement.

Ah vraiment ? s'exclama M. Léonce Bénédite, le conservateur, très averti du musée du Luxembourg et du musée Rodin, l'affaire a été ébruitée ? J'eusse préféré qu'on la tint secrète quelques jours encore, à cause des complicités possibles.
Une moue de contrariété rapprocha une seconde la barbiche et la moustache hérissée de mousquetaire. Et M. Léonce Bénédite, encore avec quelques réticences, se laissa arracher l'histoire.

C'est moi, dit-il, qui ai appelé l'attention du ministre des Beaux-Arts sur l'existence de ces faux. Je ne suis pas seulement le conservateur du musée Rodin, je suis aussi l'exécuteur testamentaire du maître, et je fus son ami. J'ai donc charge de veiller sur les intérêts matériels et sur les intérêts moraux de sa succession. Mais, seul, le ministre, avait légalement qualité pour porter plainte. Déjà, du vivant de l'artiste, il y a dix ans, rappela M. Léonce Bénédite, on avait découvert une fabrique de faux Rodin. Comme par hasard, les inculpés, sauf Bouyon de Chalus, étaient les mêmes ... [problème de reconnaissance de caractère : illisible]. Une perquisition dans l'atelier des frères Montagutelli n'avait pas donne de résultats irréfutables, une ordonnance de non-lieu intervint.

L'affaire n'était pas terminée.
De temps en temps, des amateurs abordaient, l'air mystérieux, M. Bénédite et, le sourire malicieux, insinuaient qu'il ne connaissait pas toutes les productions de son illustre ami. Et la preuve était qu'ils venaient d'achetr un de ces bronzes, comme aucun musée n'en possédait, très certainement.
Depuis quelques mois, depuis la mort du sculpteur, les productions inconnues se multipliaient.
On parlait avec respect de la collection d'un oculiste défunt, le docteur Monfoux, à qui le maître, en reconnaissance de ses bons soins, avait fait don de pièces tout à fait remarquables. Il lui en avait donné tant et tant.La demeure du feu docteur Monfoux était un second musée Rodin. Or la veuve du praticien, remariée a un M. Bouyon de Chalus, qui habitait Asnières, se défaisait volontiers de quelques bronzes, moyennant une honnête rétribution, à peu de chose près la valeur réelle d'un bon exemplaire. Or je sais, remarqua malicieusement M. Bénédite, moi qui avais vécu près de Rodin, qu'il n'avait jamais eu mal aux yeux. Il était un peu myope il portait un lorgnon, un lorgnon quelconque prescrit par un oculiste quelconque au cours d'une brève consultation et je savais très exactement comment il avait récompensé son médecin habituel.
M. Bénédite exprima le désir de visiter cette collection unique et l'expert accepta de le conduire chez le comte de Chalus, le second mari de la veuve du praticien. M. Faralkq l'y avait devancé et déjà le «comte», la «comtesse», M. Philippe Montagutelli et le sculpteur Fidi, qui semble avoir servi d'intermédiaire, étaient mis les verrous. Un carnet trouvé sur Fidi, ne laisse aucun doute sur les opérations du groupe, un groupe qui n'est pas de Rodin. La dernière note relatait la vente de quatre pièces au prix de 47 000 francs. Le conservateur du Luxembourg estime qu'il y aurait intérêt à connaître les personnes qui ont prêté des œuvres authentiques en vue de reproduction frauduleuse. Je regrette de n'avoir pas eu le temps de rendre visite au couple Chalus-Monfoux, conclut M. Bénédite. J'aurais voulu voir leur tête.

Il y avait longtemps que la religion de M. Bénédite était éclairée. Les oeuvres de Rodin, à peu d'exceptions près, avaient été fondues par M. Rudier. Toutes portaient, à côté de la signature du maître, le sceau du fondeur.
Après avoir obtenu un ou deux exemplaires, trois au plus, M. Rudier prenait une nouvelle empreinte sur un moulage étalon. Les reproductions présentées à M. Bénédite, et parfois à M. Rudier, par ceux qui s'en étaient rendus acquéreurs, étaient généralement des « surmoulages », voire des moulages sur bronze dont le manque de netteté ne pouvait laisser aucun doute. M. Rudier avait tenu un compte exact des sujets reproduits. Il n'avait fait que peu de fontes à la cire. et les «cires perdues abondaient dans la collection», dédiées au docteur Monfoux. Jamais Ni. Rïidier n'avait relevé telle dédicace. D'autres pièces, enfin, n'étaient que de grossières copies.
M, Bénédite avait déjà acquis la conviction que ces faux venaient de l'atelier des frères Montagutelli, via Asnières, quand un expert, un expert près les tribunaux, -l'invita à visiter, chez lui un lot d'œuvres de Rodin. Il les avait payées 80.000 fr. en bloc. Ce n'était pas donné, certes. Mais, pensez donc! tout un lot de Rodin, alors .qu'on n'en trouve pas dans le commerce. Le musée Rodin ne laisse guère faire de reproductions que pour les musées de province. C'était quand même une affaire. Tout cela provenait de la collection du docteur Monfoux.

A. G.

LES OPERATIONS JUDICIAIRES
La perquisition pratiquée à Asniéres, 9, rue du Bac, chez Bouyon de Chalus, en présence de M. Rudier, fondeur d'art, 34, rue de Saintonge, officiellement chargé d'éditer les oeuvres de Rodin qui ne sont pas offertes au public a amené la découverte de 21 sujets, tous dédiés au « docteur Monfoux
Interrogé, Chalus déclara qu'il tenait ces bronzes du sculpteur Achille Fidi, sujet italien, âgé de cinquante-huit ans, demeurant impasse Laville, à Asnières, qui, à son tour, dénonça les frères Montagutelli, fondeurs, avenue du Maine, ses compatriotes.
Les contrefacteurs ont réalisé des bénéfices considérables.


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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

mardi 28 juillet 2015

4ème Carnet - 11 janvier 1919

11 janvier. – Clemenceau vient au 57.

Funérailles d'Abel Ferry

Je l’ai aperçu dernièrement avec le président Wilson, mais je ne l’ai pas vu depuis l’enterrement d’Abel Ferry. Nos affaires militaires n’allaient pas encore très bien et il paraissait préoccupé. Claude Monet avait raison, l’autre jour, quand il me disait qu’il semblait rajeuni.
Il paraît même si jeune qu’il n’a pas été reconnu quand il est entré au 57. La concierge me l’a annoncé par un seul coup de cloche au lieu de deux. Le gendre de Wildenstein l’a aperçu par les fenêtres du bureau et il a dit à la blague : « Voilà Clemenceau. » L’homme, à la porte, lui a même demandé son nom.


Il est trop connu pour le peindre. Les peintres et sculpteurs de l’avenir se tromperont s’ils le représentent comme un homme de plus de soixante à soixante-trois ans. Puis il a été trop caricaturé et l’on aura tendance à déformer ses traits ; comme on l’appelle le Tigre, on en fait un être mi-fauve, mi-homme. Il a très peu de rides, ses pommettes sont rondes, très rondes, comme des balles de tennis. Par habitude de la caricature, on lui avance le front, on lui rentre les yeux, et démesurément ; c’est très inexact. Ses moustaches sont volumineuses mais soignées, malgré leur pousse un peu rude. On lui fait une mâchoire casse-noisettes qu’il n’a pas. Son menton est très rond et sa tête apparaît comme une boule, il est vrai, assez volumineuse.
Il s’extasie devant le La Tour. « C’est le plus beau pastel que j’aie vu, dit-il, il devrait rester en France. » Il laisse comprendre qu’il aimerait trouver un mécène pour l’offrir au pays. Helleu disait de Clemenceau qu’il parlait d’art comme un calicot. Certainement notre Premier ne possède pas le goût et les connaissances d’Helleu, mais il a une science assez générale de l’art. Il connaît les principales œuvres des maîtres et sait où elles se trouvent. Il s’étonne quand je lui montre un Chardin qui est en dehors de la manière habituelle du maître : le portrait de la femme du peintre en habit de bourgeoise, assise, un panier d’œufs à côté d’elle.

Portrait de Clémenceau par Manet, 1879 (il ne lui manque pas d'oeil et son nez est doit : il doit parler d'un autre portrait : en effet, celui-ci est à Orsay)

Nous parlons des impressionnistes et il me dit que les Américains ont un portrait de lui par Manet où il lui manque un œil et où il a le nez de travers. Je dis à Clemenceau : « Je vais vous montrer le plus beau Nattier : La Marquise de Baglione. » Il me répond qu’il n’aime pas ce peintre, mais quand il se trouve devant le portrait, il s’extasie et dit : « Je fais amende honorable. »

Marquise de Baglione en Flore par Nattier

Il a lu le livre tout récent de Giacometti sur Houdon et fait : « Intéressant au point de vue documentaire, mais c’est écrit comme un cochon. » Je veux le conduire dans un autre salon pour lui montrer Le Baiser de Fragonard, mais il résiste en disant : « Il faut que j’aille au 59 voir le docteur… très malade. » Et comme j’insiste, il s’écrie : « Il faut que vous me laissiez faire mon métier. »

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

dimanche 26 juillet 2015

4ème Carnet - 10 janvier 1919

10 janvier. – Chez Pierre Roche, 25 rue Vaneau. *



Un minuscule atelier. Un homme dans la soixantaine, plutôt grand, une moustache blanche à la gauloise. Il nous accueille comme de vieux amis. Il nous montre aussitôt plusieurs médailles commémorant l’action militaire des Etats-Unis, comme celle donnée à Wilson pour son élection à la Sorbonne et dont l’originale a été frappée en fer.

Médaille de Pierre Roche : Oceani America Liberatrix

Puis une médaille pour la prise de Saint-Mihiel par les Américains, une autre pour célébrer l’arrivée de leurs premiers soldats, avec la date du 28 juin. Une médaille à Guynemer, avec ces mots : « Noces d’or, pour les cinquante victoires de l’as légendaire. » Enfin, le profil du général Pershing.

Le monument du Luxembourg, à Edith Cavell, qui a disparu

Pierre Roche nous montre un projet de monument à Edith Cavell ** ; il devait être érigé aux Tuileries. De tout son long, la nurse martyre est à terre, étendue, fusillée, elle est là sous une niche longue et voûtée, le long des parois de laquelle courent en haut-relief des femmes et des enfants pourchassés par le Boche. Un officier tire encore sur l’agonisante. L’Allemand est trop caricatural, les enfants trop à la Clodion. Cet artiste a le sentiment du décor mais manque de puissance. Le décorateur se retrouve dans ses projets de fontaines pour nos provinces et là il est plus à l’aise. Il travaille à une Alsace se jetant dans les bras de la France. Cette statue remplacera un empereur d’Allemagne.

loïe Fuller par Pierre Roche

Roche nous apporte beaucoup de photographies d’œuvres qu’il fit il y a vingt ans, mais, hélas ! il n’a pas pu échapper au mauvais goût de l’époque, au modem style d’alors, tortueux et sale. Dans un coin de l’atelier, j’aperçois un excellent buste de Le Sidaner, le peintre est très ressemblant ; je vois aussi des céramiques murales, des essais intéressants. Je demande au sculpteur s’il connaît le prix de revient de quelques monuments à Paris et il me répond que le Delacroix a coûté quatre-vingt mille francs, le Scheurer-Kestner, soixante mille, mais qu’aujourd’hui le prix de revient a doublé.

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Notes de l'auteure du blog

* Fernand Massignon dit Pierre Roche (Paris, 2 août 1855 - Paris, 18 janvier 1922) est un sculpteur, peintre, céramiste, décorateur et graveur-médailleur français. Il est le père de l'islamologue Louis Massignon.
Après avoir commencé des études de médecine et de chimie, il entre en 1873 à l'académie Julian pour étudier la peinture dans l'atelier d'Alfred Roll où il reste jusqu'en 1878. Il expose au Salon de 1884 à 1889.
En 1888, encouragé par Jules Dalou dont il fréquente l'atelier, Roche s'essaye à la sculpture en concourant pour un monument à Georges Danton. Il exécute des commandes publiques comme L'Effort1 (vers 1898), aussi connu sous le titre Hercule détourne à travers les rochers le fleuve Alphée au jardin du Luxembourg à Paris, ou la Fontaine d'Avril (1906) au Square Brignole-Galliera.
Il est au long de sa carrière soucieux de ne pas se cantonner à un domaine de production, cherchant à rompre avec la hiérarchie académique établie entre arts majeurs et mineurs. Principalement connu comme sculpteur, il s’attache sans cesse à désenclaver cette forme de création en véritable parangon d’un art pour tous. Ardent défenseur de l’art social, à l’instar des créateurs de l’École de Nancy ou de ceux du « groupe des Six » tels qu’Alexandre Charpentier, Pierre Roche doit être considéré en artiste décorateur complet de la période fondatrice de l’Art nouveau.

** Edith Cavell, infirmière anglaise directrice de l’école d’infirmières de Bruxelles, fut fusillée par les Allemands le 12 octobre 1915, pour faits de résistance. Cet acte perpétré contre une femme, qualifié à l’époque de « barbare », eut un retentissement tel qu’il fut récupéré par la propagande pendant la Première Guerre mondiale et jusque dans l’entre-deux-guerres. Dans le contexte commémoratif de l’époque qui met en avant la figure masculine du soldat sacrifié sur l’autel de la Patrie, le cas d’Edith Cavell apparaît comme unique et témoigne du statut exceptionnel que peut avoir l’hommage féminin. Cette résistante est vue comme une martyre au nom des besoins de la propagande politique. 19 Immédiatement après cet incident tragique, la propagande de guerre se saisit de cet événement inédit : recours à une figure de martyre telle qu’Edith Cavell, une femme de surcroît, pouvait permettre de raviver les énergies combattantes. L’infirmière anglaise véhiculait une image réconfortante, à la fois féminine et maternelle, dont l’ensemble de la société avait besoin en ces temps de guerre : la fragilité inhérente à son sexe était susceptible d’émouvoir chaque soldat et de lui donner une raison de se battre.
Source Cairn

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

vendredi 24 juillet 2015

4ème Carnet - 8 janvier 1919

8 janvier. – Chez Bourdelle.

1936 DC Col Snowden Fahnestock, Beatrice Beck Tuck

Le régiment du capitaine Snowden Fahnestock, de la 77e division de New York, a organisé une souscription et a recueilli dix mille dollars pour ériger un monument à ses morts, à placer en Argonne, près du Four-de-Paris, d’où est partie en juin sa principale offensive. Le capitaine cherche un sculpteur, et Bonfils nous conduit impasse du Maine, chez Bourdelle. Des ateliers à gauche et à droite. L’artiste en occupe une vingtaine.

Antoine Bourdelle (1861-1929), sculpteur français, en 1925 : photo Meurisse, négatif sur verre, épreuve retouchée.

C’est un tout petit homme dans les cinquante ans, avec l’accent du Midi. Un bouc et une moustache sortent en grisonnant de sa peau, peau qu’on dirait africaine. Des yeux marron, des pupilles très petites, très relevées, très animées. Il parle beaucoup, mais dans ses silences passent des regards de chien battu. Nous voici chez lui, là où il loge. Où il loge ? Plutôt où il dort. Sorte de pièce basse, très sale, mi-cave, mi-rez-de-chaussée, un fouillis, un désordre, plein d’objets hétéroclites, beaucoup de sculptures. Une maquette : Rodin en blouse. Il nous dit :

Rodin sculptant les portes de l'Enfer par Bourdelle

— J’étais son disciple, on m’a appelé son disciple. Oui, peut-être je le fus. Aujourd’hui, je suis devenu un antidisciple de Rodin. Je lui dois beaucoup, beaucoup de technique, mais c’est tout. Il a tué, tué tous ses élèves, tous ses disciples. Je me suis dégagé de lui dans mon art et il s’en est aperçu cinq ou six ans avant sa mort, et m’a dit : « Bourdelle, pourquoi cherchez-vous autre chose ? » Et il s’est fâché. Il croyait être arrivé à la perfection, il pensait avoir porté l’art de la sculpture à son dernier stade. Comme il se trompait ! Il parlait, il parlait bien, mais était ignorant ; il ne possédait pas la force intérieure. C’est très rare la force intérieure, et cette force intérieure est nécessaire. Alors j’ai divorcé d’avec Rodin. Naturellement, il fut pour moi un point d’appui, mais je n’ai pas voulu faire du Rodin. Il ne faut jamais imiter le geste. Napoléon a mis sa main dans son gilet. Un autre grand homme aura un autre geste ou il sera ridicule. Je vais vous montrer, messieurs, mon geste quand il ressemblait à celui de Rodin. Voyez ce buste de l’écrivain Charles-Henry Hirsch, c’est ma première manière, l’imitation de Rodin, l’exagération de la ride, du muscle, du creux ou même de la mèche de cheveux, mais, maintenant, voici une œuvre plus récente.
Et Bourdelle nous fait voir une tête d’homme traitée largement, par plans, et il continue :
— Ce n’est pas la même technique, c’est de l’architecture dans le buste, il faut de l’architecture dans toutes les sculptures, et des plans, des plans. Ce qui n’empêche pas, dans un grand monument, de donner, par exemple, de la sensibilité à une partie de la composition comme à un corps de femme. La Marseillaise de Rude, ce chef-d’œuvre, manque de plans, il flotte parfois de loin. Maintenant, allons dans mon atelier. Nous le suivons un peu comme un guide, et, comme un guide, il est seul à parler. Nous entrons dans une grande salle remplie de bronzes, de plâtres, de terres, de maquettes, d’esquisses et aussi d’œuvres finies. Le morceau principal : un Héraclès grandeur nature, avec une patine dorée, un or brûlé admirable. Bourdelle reprend :


— C’est un de mes amis, un capitaine, qui a posé. C’était un superbe athlète ; il a été tué à Verdun d’une balle au front. Voyez mon Beethoven, il m’a donné beaucoup de mal. Regardez aussi cette esquisse en terre : l’Origine de l’orgue. Le violoncelle se tait et pleure sous l’émotion, regardez comme il pleure. Maintenant, regardez Isadora Duncan au pied d’une colonne. C’était une justice. C’est ça qui ferait une belle Victoire de Samothrace !


Maintenant, passons dans un autre atelier où vous allez voir mon monument pour l’indépendance de la Pologne. J’avais commencé le projet il y a dix ans. En haut-relief, sur une colonne, j’avais représenté les trois Polognes se tenant par la main. Tout le comité de réception en voyant cette image a pleuré. C’est quand les Russes reculaient que je me suis mis à l’exécution, et j’ai continué pendant leur révolution, et encore durant les offensives boches contre Paris. J’avais confiance.

Madame Athénaïs Michelet par Bourdelle


Puis Michelet adorait la Pologne, et je peux dire que Mme Michelet m’a élevé. Je viens aussi d’être chargé de la médaille de l’indépendance tchèque. Je reviens à l’art véritable de la médaille.
— On fait trop blond, arrive à glisser rapidement Bonfils.
— Oui, trop blond, reprend l’artiste, nous manquions de relief. Il est temps d’en mettre. On va croire à l’art boche tandis que ces gens ne font que de l’archéologie ; ils traitent la médaille par le vide, et c’est par le plan qu’il faut la travailler, par la synthèse des plans.
A ce moment, le sculpteur s’arrête et regarde la croix du capitaine Fahnestock, cadeau de Noël au valeureux guerrier ; il la tâte et en mesure l’épaisseur avec le pouce et l’index et dit :
— Elle n’est pas mal, elle aussi manque un peu de rapports ; on oublie qu’une médaille, pour garder son équilibre, doit être en rapport avec la largeur du buste et avec son volume.


Nous sommes passés dans l’atelier où se trouve le monument polonais ; il nous dit :
— Regardez la figure d’Adam Mickiewicz, du poète légendaire de la Pologne, de celui qui n’a jamais désespéré, de celui qui a toujours prédit sa résurrection. Voyez comme il marche dans de grands plis, avec son bâton, son bâton de prêcheur.
Bourdelle nous invite à passer encore dans un autre atelier. Il fait très froid, toutes ces pièces sont épouvantablement humides, mais le sculpteur nous traîne comme des esclaves. Ici, des figures colossales destinées à un monument à élever en Argentine au général Alvear.


— Regardez, messieurs, si c’est grand, et je termine tout. Voyez ce cheval gigantesque, tout passe par moi, je ne laisse à personne le soin de finir mes œuvres. J’ai tant travaillé avec Rodin ; tout le monde sait que c’est moi qui terminais ses marbres durs.
Je remarque une figure allégorique.
— Ça, dit-il, c’était un projet pour une république sud-américaine, pour un préfet tué par une bombe. Le comité n’en a pas voulu, son programme c’était de représenter le préfet en morceaux, déchiqueté par l’explosion. Je l’ai envoyé promener, le comité ! Pour la foule, il faut des canons et des fusils.
Bourdelle parle tant qu’à cet instant seulement j’arrive à lui expliquer ce que nous voulons. Bonfils, naturellement, l’avait informé de notre visite et le sculpteur lui avait répondu : « Je ne veux pas de concours et pas de demande à un autre artiste. » Je parle à Bourdelle de la nécessité dans laquelle nous nous trouvons de lui demander une esquisse ou une maquette, et il me répond :
— Ce n’est pas cela qui compte, c’est l’exécution, tout est dans l’exécution. Ça me rappelle une visite que j’ai reçue, un jour, d’Elie Faure, qui me présente un jeune peintre avec une toile, des pommes pas mûres et des raisins. Rien ne tenait. Je demande à ce garçon s’il a pris des leçons. « Oh ! nulle part ! » fait-il, très fier. Il avait dit : « Nulle part. » Hélas ! combien en avons-nous en France des jeunes gens de cette espèce, avec toute la science du monde dans leur petite cervelle ; ils ont appris tout seuls. Tandis que moi je commence, je ne fais que de commencer. Je n’ai pas seulement étudié avec Rodin, mais avec Dalou, un autre bien grand maître, et aussi avec Falguière, et à tous je dois quelque chose. Il faut aussi exercer la pensée, il faut penser longuement. Devambez m’écrit pour que je lui envoie une Victoire pour une exposition de Victoires qu’il va organiser. Je lui ai répondu non. J’ai ajouté : ma victoire ne pourrait bien être qu’une défaite. Je vais faire une tête de Moréas, je l’ai bien connu.
Bonfils l’interrompt et dit :
— Il habitait 4, rue Friant, dans la maison où je demeure, l’appartement en dessous. La concierge se plaignait beaucoup de lui car la femme de ménage lui racontait, en geignant, qu’il avait trop de livres et qu’elle ne pouvait pas épousseter. Le poète épouvantait les deux commères parce qu’il dormait le jour, mangeait la nuit et crachait par terre sans arrêt.


— Regardez encore, messieurs, nous dit Bourdelle, ce petit plâtre, cette femme nue sur un arc, c’est Sélénè, la déesse de la nuit. C’est une femme du monde qui a posé, une femme peintre, une femme très riche, une femme qui a son indépendance. Une figure comme ça se modèle rapidement, se coule en bronze, se vend vite et en grande quantité, cela rapporte de l’argent. Mais, dites-moi, pour votre monument, combien d’argent avez-vous ?
— Dix mille dollars.
— Dix mille dollars, dites-vous, mais ce n’est rien, ce n’est pas assez. J’ai ma femme, mes enfants, je n’ai pas le droit pour eux. Que faire ? Rien. A peine une figure. Je vois un soldat américain entre deux rochers, nouveaux Thermopyles. Et sur les rochers les noms de vos morts. Ce sera beau, beau, beau !
— Un individu est venu sept fois briser ces figures avec un marteau. On a posté des policiers béats. Quand à cette même époque on a placé des sacs de terre sur le monument pour le protéger des Gothas, on a stupidement laissé un passage qui a permis au maniaque de revenir.

Bourdelle autoportrait


Je demande à l’artiste quel prix ce monument a coûté à la ville et à l’État, et il me répond :
— Environ deux cent cinquante mille francs, mais je n’ai rien gagné, j’y ai travaillé douze ans et ce furent les années les plus délicieuses de ma vie.
Georges Bernheim, venu avec Fahnestock et moi, regarde un petit dessin, le portrait de Bartholomé, et lui demande qui l’a fait, et le sculpteur répond :
— Un artiste que je n’apprécie pas. – Il poursuit : – Vous souvenez-vous de ce comité de charité dont il était avec nous, et quand il a élevé la voix pour dire : « J’offre un de mes tableaux, ça vaut vingt-cinq mille francs. » quelqu’un lui jeta : « En êtes-vous sûr ? » Nous avons tous beaucoup ri.


Le sculpteur Albert Bartholomé (1848 - 1926)

Bartholomé montre au capitaine Fahnestock le plâtre d’une médaille : La Reconnaissance de la France envers l'Amérique. Il nous raconte qu’elle est destinée au président Wilson, mais seulement s’il s’embarque à Bordeaux. Il ajoute :
— Il partira de Brest, la médaille me restera, je m’en moque ; tenez, je la reproduis en marbre et ma femme me l’a achetée.
Nous exprimons notre étonnement, et le sculpteur fait :
— Oui, ma femme vient de temps en temps dans l’atelier et m’achète de mes œuvres, et elle les choisit bien.

Madame Bartholomé par Albert Bartholomé en 1881

Elle doit le faire souffrir, le pauvre homme !
Nous parlons à Bartholomé du projet de monument et il va chercher des photographies dans un coin. Tandis que nous regardons un tableau qui traîne à terre, Bernheim nous dit, au capitaine et à moi : « Sur ce cabriolet, c’est M. Bartholomé et Degas. » Le sculpteur a entendu et crie : « Ah ! c’était un délicieux compagnon de voyage. » « Mais mauvais », fait Bernheim. « Jamais de la vie, reprend le sculpteur, dites : juste. »


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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

mercredi 22 juillet 2015

4ème Carnet - 5 et 6 janvier 1919

5 janvier. – Retour en France.

Ernest et Pierre, joyeux et rouges, nous attendent au haut de l’ascenseur ; leur maman, fatiguée, se couche et Jean-Victor lui est apporté, elle le prend dans ses bras et lui donne le biberon.

6 janvier. – Cbez les flics.

Je suis allé ce matin à la préfecture de police demander un passeport pour l’Amérique. Un employé me raconte que le préfet vient de leur faire passer une circulaire ainsi rédigée : « Il est recommandé de fermer très soigneusement à clef tous les tiroirs aux heures de départ car il pourrait survenir des mésaventures. »
Le préfet, dans sa maison, se sert d’un joli mot « mésaventures » ! Si demain il m’arrive d’être dévalisé, mon voleur me dira : « De quoi vous plaignez-vous ? Ce n’est qu’une mésaventure. » Tout disparaît à la préfecture, non seulement les plumes et les crayons, mais aussi l’argent et même les paillassons. Ce sont les flics qui pendant leur garde font main basse.

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

lundi 20 juillet 2015

4ème Carnet - 29 et 30 décembre 1918

29 décembre. – Beware.


En me promenant dans le South Kensington Muséum, je tombe sur deux ou trois bustes en terre cuite de Bastianini, né en 1830, des imitations d’œuvres de la Renaissance italienne. Ce n’est pas sans un certain effroi que je songe aux nombreux bustes de cet homme qui doivent passer pour anciens ! Les lèvres sont le seul point vraiment faible, trop en arête et trop virginales, elles manquent d’expression.

Le général Townsend.
De ce soldat malheureux envoyé contre les Turcs avec des forces insuffisantes *, de ce héros qui ne fut pris que par la faim et auquel furent accordés les honneurs militaires, de ce prisonnier dernièrement relâché par ses vainqueurs pour intercéder en leur faveur afin d’obtenir de l’Angleterre et de l’Entente un armistice favorable, je m’étais fait, comme un peu tout le monde, je crois bien, ce portrait : un grand corps mince, un visage à arêtes énergique, des yeux décidés, des rides tendues. Le voici en habit, l’air bonhomme, les mains béatement dans les poches, pas grand, ah ! mais point militaire du tout, un sourire éternel sur sa bouche en croissant, le visage uniformément rouge, les joues et le nez boursouflés et même drôlement ! Si le colonel Fagalde m’avait dit que c’était un acteur, je lui aurais répondu : « Il doit être bon dans les rôles comiques. »

30 décembre. – Conseil à des belles-mères.


Portrait de Lady Duveen en 1900 par Helleu

La mère de ma femme, Lady Duveen, a douze enfants dont dix sont mariés. Elle maintient l’harmonie entre ces ménages et est adorée de tous, en donnant toujours raison à ses gendres et à ses belles-filles contre ses propres enfants.

Une des belles filles de Lady Duveen : la femme de Joseph en 1932

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Note de l'auteure du blog

* Avec la déclaration de guerre il prit le commandement de la 6e division indienne, qui bien que l'une des meilleures de l'armée indienne était sous-équipée en regard des critères du front européen, il était affecté en Irak début 1915. Le général John Nixon lui avait affecté la prise de Bagdad en remontant le Tigre, capture d'Amarah le 3 juin 1915 et de Kut-el-Amar le 28 septembre 1915, il voulait stopper là son offensive mais reçut l'ordre de continuer son avance. Il atteignit Ctésiphon le 20 novembre 1915 et fut confronté là au maréchal allemand Colmar von der Goltz. La bataille commença le 22 et sa division ayant perdu le tiers de ses forces dut reculer jusqu'à Kut qu'ils atteignirent le 3 décembre, les Turcs arrivant eux le 7. Le siège de Kut fut l'une des plus difficiles affaires pour l'armée britannique, une force de secours venait du sud pour alimenter et secourir la 6e mais elle se heurta aux défenses turques, l'avancée russe en Perse était aussi vers la ville. La place tomba le 22 avril 1916.
Source Wikipedia

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

samedi 18 juillet 2015

4ème Carnet - 19 au 26 décembre 1918

19 décembre. – Arrivée du roi d’Italie.

Poincaré et le roi d'Italie à Paris, le 19 décembre 1918 : photographie de presse / Agence Rol
Source Wikipedia

Malgré la pluie torrentielle, la foule se porte nombreuse sur son passage. C’est curieux comme ce peuple français, qui adore à détrôner les rois, aime à les acclamer.

26 décembre. – Sur le roi George.


Après un accident d’aviation sur le front, mon beau-frère, Ernest Duveen, fut transporté dans un hôpital à Londres où, un matin, un peu avant midi, on annonce l’arrivée presque immédiate du roi. Il n’y avait là que deux ou trois hommes grièvement blessés sur cinquante, et ce jour-là ils devaient presque tous aller au théâtre. L’ordre est de se coucher et ils sont furieux. Ils passent leur pyjama sur leurs vêtements kaki et se jettent tout habillés dans leur lit. Voici le roi ; il les interroge, s’apitoie sur leur sort, se lamente de voir que tous ces hommes sont obligés de garder le lit. L’un d’eux ne peut garder son sérieux et rit furieusement au nez du roi qui attribue cette hilarité à son état nerveux. A peine Sa Majesté est-elle sortie que tous les hommes sont debout, d’un bond, mais un farceur hurle : « Voici le roi ! » Chacun saute dans le lit le plus proche où parfois, dans l’affolement, deux se rencontrent. Un soldat est dans une armoire où on le laisse une heure. Héroïques guerriers ! Exquis collégiens !

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

jeudi 16 juillet 2015

4ème Carnet - 16 décembre 1918

16 décembre. – Après la deuxième vente Degas.


Elle a atteint près de deux millions. Ce matin, je vais chez Durand-Ruel et je compte plus de cent vingt dessins et pastels, là, contre ses murs. Le syndicat a beaucoup racheté. Durand-Ruel me montre dans son bureau deux pastels, dont un est une femme vraiment décapitée par son cadre (n° 29 : Après le bain) et il me dit : « je l’estimais trois ou quatre mille francs et il a fait seize mille. Quant à l’autre pastel (n° 189 : Intérieur) étude pour un plus grand tableau, il fut mis sur table à quinze cents francs et il a été adjugé plus de quinze mille. Ce sont deux œuvres bien insignifiantes. »


Voici Vollard. L’ombre de ses sourcils fait la nuit sur ses yeux. Il parle beaucoup de ce qu’il écrit. Il a un fort accent auvergnat, cet homme des Iles ! La conversation reprend sur Degas, et Durand-Ruel dit : « Cet homme n’avait qu’un seul plaisir, se fâcher. Il fallait toujours être de son avis et toujours lui céder. » « C’est exact, reprend Vollard ; tenez, voilà tout l’homme : il devait déménager, il en était furieux. Je vais chez lui, gentiment, pour l’aider. Comme j’arrivais, il plaçait ses pastels à plat en pile sur le parquet. « Faites attention, lui dis-je, vous allez les « abîmer. Il faut mettre sur chaque toile du papier glacé et le fixer par-derrière avec « des punaises. » Comme réponse, Degas se met à flanquer de grands coups de pied dans les châssis, et, les repoussant et les poursuivant ainsi, il les redresse contre le mur dans un nuage effroyable de pastel et de poussière. »


« Quand il vendait, fait Durand-Ruel, comme il était dur, il aimait à vous étrangler ! » Vollard reprend : « Le lendemain d’un jour où je lui avais fait un gros achat, il m’a dit, en choisissant une toile : « J’ai du remords de vous avoir par trop écorché, je vais vous donner ce pastel. » Dans un éclair, deux façons se présentent à moi d’accepter, certain qu’une seule sera la bonne. Ou un « entendu » indifférent, ou la bruyante et joyeuse exclamation que je lui sers : « Ah ! comme vous êtes bon, monsieur Degas. » C’était la mauvaise. « Non, fait Degas, timide en reposant sa toile, décidément non, je n’en suis pas satisfait. »

Durand-Ruel, devant Vollard, répète ce qu’il me disait l’autre jour : « Quand il venait dans mes galeries, je le surveillais pour qu’il ne remporte pas une de ses toiles. » Vollard, qui n’est jamais à court d’anecdotes, nous conte celle-ci : « Degas voit chez moi un grand Forain et m’en demande le prix. Je lui dis : deux mille cinq cents francs, et il me propose un échange avec un de ses dessins rehaussé de pastel, je vais donc chez lui le lendemain et il me laisse emporter une femme nue d’environ trente centimètres de haut, mais l’après-midi je le vois paraître chez moi et il fait : « Non, décidément, ce dessin ne me plaît pas, je vais l’améliorer. » Je le laisse faire, heureux à l’idée d’avoir un dessin plus complet. Quelque temps après je le lui redemande. Il avait l’habitude de recalquer les dessins qu’il étudiait, mais sans suivre la ligne, et toujours en les agrandissant. Il me montre ma femme nue, elle avait gagné dix centimètres. « Mais je n’en suis pas satisfait. » remarque-t-il. A la neuvième étude – cela durait depuis des années – ma femme nue avait fort grandi, elle avait atteint près d’un mètre. Degas, devant une réclamation très ferme, me répond : « Vollard, il faut attendre, parce que mon modèle est enceinte. » Un an après, il m’annonce que son modèle a perdu sa taille et qu’il ne pourra jamais terminer cette étude. Heureusement, ajoute Vollard, je ne lui avais jamais livré mon Forain. »


Pour finir, c’est l’histoire d’une somme d’argent que Vollard devait à Degas. Il prend rendez-vous avec l’artiste pour aller avec lui verser la somme dans la banque où il avait son compte, mais Vollard en est empêché et fait alors opérer un virement puis adresse au peintre une lettre recommandée pour l’aviser que l’argent est déjà à la banque. Degas, éperdu, se précipite chez Vollard et hurle : « Comment voulez-vous que je touche dans une banque de l’argent que je n’ai pas versé ? » Et Vollard ajoute : « C’était le fils d’un banquier. »

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

mardi 14 juillet 2015

4ème Carnet - 8 au 14 décembre 1918

8 décembre. – « Le Dit des jeux du monde ».


Pièce cubiste de Paul Méral, en quatre suites, musique de A. Honegger, danses de G.P. Fauconnet, au théâtre du Vieux-Colombier. Elle n’est point sans mérite cette pièce que l’on siffle, où l’on se bat, comme hier soir, paraît-il.

11 décembre. – Sur un Vigée-Lebrun et un mobilier. 

Nathan Wildenstein rappelle qu’il a offert quatre cent quarante mille francs du Vigée-Lebrun Polignac et il dit à Veil-Picard qu’il achèterait bien un million deux cent mille francs le mobilier rose des Laroche-Guyon composé de douze fauteuils et de deux canapés.

12 décembre.

Depuis l’armistice, tous les commerces se plaignent vivement de l’arrêt des affaires.

13 décembre. – Collection Denys Cochin. *


Le Baron Denys Cochin et la Baronne dans leur intérieur

Il en demande un million quatre cent mille francs.

14 décembre. – Le président Wilson à Paris.



Des amis m’ont invité à venir le voir passer du haut de leur balcon, avenue du Bois, mais je préfère me mêler à la foule et, avenue du Bois même, près de la rue Spontini, je trouve une excellente place : je poserai un pied sur le rebord d’un réverbère et l’autre sur un de ces grillages qui entourent les pelouses. Le canon tonne, Wilson débarque. Des hurrahs frénétiques. Le voilà. Le voici.


Son rictus ressemble à des parenthèses gigantesques que, tour à tour à volonté, il rapproche et éloigne, qu’il allonge et diminue, et c’est avec ce merveilleux instrument qu’il conquiert la foule, comme avec sa façon familière d’agiter son chapeau qu’il tient, le bras allongé, en l’air, très droit, du bout des doigts et qu’il tourne avec rapidité comme un miroir à oiseaux.

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Note de l'auteure

* Fils d'Augustin Cochin (1823-1872), Denys Cochin fit ses études au Collège Stanislas et au lycée Louis-le-Grand puis s’engagea, à l’âge de 19 ans, en 1870, comme maréchal des logis au 8e cuirassier, avant de devenir porte-fanion du général Charles Denis Bourbaki.
Après la guerre, il fut pendant un an comme attaché d’ambassade à Londres auprès du duc de Broglie. De retour en France, en 1872, il entreprit des études de chimie, dans le laboratoire de Pasteur notamment. Chimiste éminent, il participera, pendant la Première Guerre mondiale, au développement de nouveaux explosifs et d'armes chimiques. Élu conseiller municipal du 7e arrondissement en 1881, il fut député de Paris de 1893 à 1919. Il fut l'un des principaux porte-paroles du parti catholique à la Chambre : après avoir amené - par une interpellation - le ministre Spuller à se déclarer favorable à un « esprit nouveau » à l'égard des catholiques, il défendit les libertés scolaires et les congrégations religieuses contre les attaques des gouvernements Waldeck-Rousseau et Combes.
Symbolisant le ralliement des catholiques à l’« Union sacrée », il fut ministre d’État dans le cabinet Briand (29 octobre 1915 - 12 décembre 1916), puis sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, chargé de la question du blocus allemand, dans le cabinet Ribot (20 mars - août 1917) dont il démissionna en constatant la rupture de l’« Union sacrée ». Il déclara alors :
« Pitié mon Dieu ! Vous êtes notre Père
À genoux, vos enfants sont en pleurs
Protégez-nous tout le temps de la guerre
Que nos soldats soient partout les vainqueurs
Pitié mon Dieu ! Pour la France coupable !»
Il a laissé plusieurs ouvrages dont : L’Évolution de la vie (1885, couronné par l’Académie française), Le Monde extérieur (1895), Contre les barbares (1899), L’Esprit nouveau (1900), Ententes et ruptures (1905). Il fut élu à l’Académie française le 16 février 1911.
Amateur d'art, Denys Cochin achète chez Durand-Ruel des tableaux impressionnistes, notamment de Claude Monet. En 1895, Denys Cochin commande à Maurice Denis une décoration d'ensemble pour son bureau sur un sujet tiré de la légende du Beau Pécopin, racontée par Victor Hugo dans Le Rhin, et de la légende de saint Hubert. Le choix de ces sujets illustre sa passion pour la vénerie, qu'il pratique en forêt de Fontainebleau, au départ de sa propriété de Beauvoir (Seine-et-Marne). Les sept panneaux de cette décoration sont conservés au Musée Maurice Denis. Albert Besnard réalise son portrait en 1902 (collection particulière).

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

dimanche 12 juillet 2015

4ème Carnet - 6 et 7 décembre 1918

6 décembre. – Matisse.

Matisse autoportrait de 1918

A part ses yeux qui sont bleus, tout est jaune en lui ; aussi bien son pardessus que son teint, aussi bien ses chaussures que sa barbe tendrement taillée. Comme il porte des lunettes, elles sont, naturelle-ment, en or. Je le rencontre dans une petite boutique, chez Guillaume, un jeune marchand qui n’achète que des extrémistes. J’entre au moment même où Matisse part. Guillaume a encore le temps de le rattraper par le bras. Il lui montre une de ses toiles et lui demande ce que représente une bande bleue verticale derrière un pot vert qui contient une dizaine de fleurs ; le pot est placé sur une petite table carrée d’escamoteur ou escamotée. La petite table dégringole comme cette peinture. L’artiste répond : « C’est une moulure, je ne peins pas le bois naturel. » Guillaume, timidement, fait : « C’est que je ne comprenais pas, c’est pour expliquer à mes clients. » Matisse, impératif et sec, réplique : « Mon école n’explique pas. »

Après la vente Curel.
Ambiatelos aux courses
propriétaire [du cheval de course Kefalin, gagnant du Grand Prix de Longchamp] : [photographie de presse] / [Agence Rol]

Ambatielos a rendu le faux Greuze.

7 décembre. – Lapauze, directeur du Petit Palais. *


Henry Mapauze en 1919

Sa petite barbe commence à blanchir, sa peau à noircir et ses yeux prennent le blanc opaque des nègres. Il faut lui rendre son dû. En 1900, on lui donne le Petit Palais tout nu ; il venait d’être construit et il en fait un musée intéressant. Son plus rare mérite, c’est d’enthousiasmer les gens du monde.

Henri Lapauze vers 1900

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Note de l'auteure du blog

* Originaire de Montauban, c’est au contact de Jacques-Ernest Bulloz, éditeur montalbanais lui aussi que Lapauze s’oriente vers l’Histoire de l’art. C’est avec Bulloz, que Lapauze, alors journaliste au Gaulois conçoit le projet d’une étude consacrée à Ingres. C’est aussi avec lui, qu’il s’intéresse à La Tour.
Premier directeur du Palais des Beaux-arts de la Ville de Paris, il est aussi le fondateur de deux revues (La Renaissance politique, littéraire, économique et artistique en 1913 et La Renaissance de l’art français et des industries de luxe en 1918, renouant ainsi avec son passé de journaliste.
Il meurt d'un cancer sans avoir vu l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes qu’il avait pourtant contribué à organiser. Le Pavillon de La Renaissance de l’art français et des industries de luxe à l’Exposition, lui est dédié à titre posthume.
Il se maria deux fois. Sa première épouse n'est autre que l'écrivain féministe Daniel-Lesueur (Jeanne Lapauze née Loiseau 1860 – 1920 : poète, romancière et dramaturge, engagée dans les combats féministes de la « Belle Epoque ». Elle est la première épouse d’Henry Lapauze.) Sa seconde épouse devient directrice de la revue jusqu'à la reprise par Madame Charles Pomaret.

Source quaesitor
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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

vendredi 10 juillet 2015

4ème Carnet - 3 au 5 décembre 1918

3 décembre. – Sur Groult.*

Camille Groult en 1902

Une marchande qui l’a connu me raconte que lorsque Groult n’aimait pas un objet, fût-il le plus beau au monde, il disait : « C’est bon à envoyer à la cible. » Mme Arthur Meyer m’affirmait tout à l’heure que deux jours avant sa mort et sentant sa fin prochaine, Groult a voulu brûler sa collection. Quoique cela paraisse invraisemblable, on peut le croire quand on a connu cet irascible fantasque qui aimait sa collection comme une maîtresse.

4 décembre. – Le pastel de La Tour.**


Source Rivage de Bohème 

Celui qui représente le président de Rieux est arrivé au 57. C’est le plus grand La Tour connu. Le magistrat, grandeur nature, est vêtu de rouge et de noir. Il est installé dans son grand fauteuil. C’était le fils aîné de Samuel Bernard. Le cadre fut probablement dessiné par Caffieri.

5 décembre. – A l’usine Citroën.


Guerre 1914-1918. Cantine des usines Citroën, 143, quai de Javel. Paris. 1917. 

Déjeuné à la cantine avec des centaines d’ouvriers. On donne, pour un franc cinquante : une sardine, une tranche de bœuf sauce tomate, purée de pommes, fromage, café, un quart de vin et un quart de Saint-Galmier. Les servantes ont de jolis petits bonnets, leurs doigts sont manucurés. Citroën me montre la pouponnière où Métivet a peint dans la salle d’études un alphabet amusant mais qui manque de couleur.

Pouponnière Citroën ***

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Notes de l'auteure

* Camille Groult (30 juin 1837, Paris - 13 janvier 1908, Paris), est un industriel et collectionneur d'art français.
Héritier d'une riche famille de minotiers (pâtes alimentaires Groult à Vitry-sur-Seine, rue d'Oncy, maintenant rue Camille-Groult, qui fusionnèrent en 1967 avec la marque de semoule Tipiak, usines à Nantes et Pont-l'Évêque), il commença, vers 1860, à collectionner des tableaux, dessins et pastels du xviiie siècle français, mais délaissa ce thème autour de 1890, pour acquérir des tableaux du xviiie siècle anglais. "Ami du Louvre", plus tard donateur d'une riche collection, il fut sans doute le plus grand amateur de peinture britannique en France à la fin du xixe siècle. Grâce à ce don, le Louvre conserve à présent un ensemble d’œuvres de Raeburn sans exemple hors du monde anglo-saxon. Marié à Alice Thomas, fille du préfet Théodore Thomas (1803-1868) et de Rose Françoise Anaïs Tassin de Moncourt, il est le grand-père de Pierre Bordeaux-Groult.
Source Wikipedia

Camille Groult était aussi le premier collectionneur d’art anglais en France. Sa préférence allait au peintre Turner (1775-1851). Il aimait la couleur et collectionnait les papillons qu’il épinglait près des tableaux de Turner pour que les couleurs rivalisent. Encouragé par Proust, il a voulu donner un musée d’art anglais à l’État français, mais le projet échoua.
Source Vitry sur seine
Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963
Réédition chez Hermann de 2011

** Gabriel Bernard de Rieux (1741). Pastel et gouache sur papier gris-bleu monté sur toile, 200,7 × 149,9 cm, J. Paul Getty Museum, Los Angeles. Gabriel Bernard de Rieux (1687-1745), dit le président de Rieux, appartient à la noblesse de robe. Il fut successivement substitut du procureur général du Parlement de Paris, conseiller au Parlement de Paris, président de la Deuxième Chambre des enquêtes au Parlement de Paris, président de la Chambre des comptes. Il prit en 1717 le nom de la terre de Rieux en Normandie, dont il était propriétaire.
Source Rivage de Bohème 

*** USINE CITROEN : LA POUPONNIERE.
Descriptif du film Gaumont d'où est extraite cette photo : Deux images parallèles, une femme allaite un enfant, une femme travaille, elle enroule du fil sur une bobine. Dans la pouponnière, des balances, les nourrices. Une nurse, grand voile sur la tête donne son bain à un bébé dans une baignoire pour bébé. Un bébé (chaussons) assis sur le pot, un bidet de toilettes. Les femmes amènent leur bébé. Les bébés sont changés après le bain et sont posés dans des lits numérotés. Les femmes fabriquent des ogives. Le portrait d'une nurse avec différents bébés à tour de rôle dans les bras. Les bébés allongés.
Source Archives Gaumont

mercredi 8 juillet 2015

4ème Carnet - 29 novembre 1918

Chez Ernest May, collectionneur (1)

Ernest May par Degas
Source Wikipedia

Le vieillard est matinal, il me reçoit à 9 heures. Quoiqu’il ait quinze Corot très divers, c’est une bien petite collection.

Sur Albert Thomas (2)



Le comte de Bryas, vice-président du Cercle interallié, me dit : « Quand Briand est parti avec lui pour Rome, il a voulu lui donner des indications sur l’étiquette, mais Thomas l’a rabroué en lui disant : « Je sais me tenir tout aussi bien que toi dans les cours. » Comme le roi se trouvait au front, c’est la reine et le duc de Gênes qui les reçurent. Briand s’avança, baisa la main de la reine et salua le duc de Gênes. Quand ils furent seuls, Thomas dit à Briand : « Imbécile, tu as oublié de baiser la main du duc de Gênes ! » Thomas l’avait fait. Rome pendant six mois en a ri. 

Chez Helleu. (3)




Sur le catalogue de la vente Curel, il a dessiné une ou deux rangées d’acheteurs et ils sont ressemblants. Il prend ainsi des croquis à toutes les ventes. Il me montre sur le catalogue Degas un excellent portrait du marchand Vollard. Sur celui de de Biron, une très bonne tête de Loys Delteil, l’expert en dessins. Il a donné son catalogue Goncourt à la comtesse de Béarn.


Source : vente Artcurial
Source : Vente Artcurial

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Notes de l'auteure du blog

(1) Ernest May (16 juillet 1845, Strasbourg - 1925) était un banquier et collectionneur d'art français du début du XXe siècle.
En 1888, Ernest May est directeur-administrateur de la Banque franco-égyptienne qui rachète à Gustave Eiffel la moitié du capital de la société anonyme de la tour Eiffel pour 2,5 millions de francs1. En 1889, il est chargé de piloter sa transformation en Banque internationale de Paris (BIP), établissement très vite « en pointe dans nombre d'affaires minières, notamment en Afrique australe ». Elle lance cette année-là la création de la Compagnie générale des mines d'or, dont la Société générale prend 20 % du capital2. En 1897, il est président du Comptoir national d'escompte de Paris (CNEP) constitué après la faillite du « Comptoir national d'escompte de Paris » (CEP) en 18893. En 1901, la Banque franco-égyptienne, devenue la Banque internationale de Paris (BIP) et toujours sous le contrôle d'Ernest May, a fusionné avec la Banque Française d'Afrique du Sud pour donner naissance à la Banque Française pour le Commerce et l'Industrie (BFCI), créée avec Maurice Rouvier, qui deviendra ministre des finances l'année des suivantes, en 1902. Il se consacra également aux télécommunications et devient président de la Société industrielle des téléphones et de la Compagnie française des câbles télégraphiques. Il était également administrateur des houillères de Janon-Terrenoire, des houillères de la Haute-Cappe, de la Société française de dragages et travaux publics, ect. Ernest May était propriétaire du château de la Couharde, un vaste domaine situé à la fois sur la commune de Grosrouvre et sur celle de La Queue-lez-Yvelines, dans les Yvelines. Amateur de toiles impressionnistes, qu'il achète à partir de 1875, pour les installer dans un décor traditionnel fait de boiseries, de portières, de paravents, de meubles Louis XV et de glaces murales. Il a inspiré l'un des tableaux de Degas, Portrait à la Bourse.
Source Wikipedia


(2) Albert Thomas, né à Champigny-sur-Marne le 16 juin 1878 et mort à Paris le 8 mai 1932, est un homme politique français qui se distingua lors de la Première Guerre mondiale comme organisateur de la production d'armements et du travail ouvrier en temps de guerre. Il devint par la suite le premier directeur du Bureau international du travail à Genève.
Pour mieux comprendre l'anecdote, il faut savoir qu'Albert Thomas est le fils du boulanger de la commune, Aristide Thomas, venu de Poitiers et établi à Paris, puis à Champigny, et sa mère, Clémence Malloire, était une normande dont le père dirigeait une petite entreprise souvent au bord de la faillite.
Voir la suite de sa biographie sur Wikipedia

(3) Paul-César Helleu est un peintre français né à Vannes le 17 décembre 1859 et mort le 23 mars 1927 à Paris.
En 1876 il est admis à l’École des beaux-arts de Paris dans l’atelier de Gérôme, mais c’est par les peintres de plein air qu’il est surtout attiré. Il se lie d’amitié avec Whistler et Sargent puis avec Monet qu’il rencontre chez Durand-Ruel lors de la seconde exposition des Impressionnistes.
Pour survivre Helleu travaille pour le céramiste Théodore Deck pour qui il exécute des décors de plats et c’est à cette occasion qu’il fait la connaissance de Giovanni Boldini avec lequel il partagera une très longue amitié. Avec Jacques-Émile Blanche, il partage un goût passionné pour l’Angleterre depuis un voyage à Londres en 1885. La même année, il fait un essai de gravure avec une pointe de diamant offerte par James Tissot. En 1884, Madame Guérin lui commande un portrait de sa fille Alice, âgée de 14 ans, dont il tombe éperdument amoureux et qu'il épouse deux ans plus tard. Le pastel réalisé à cette occasion ainsi que la Gare Saint-Lazare seront présentés au Salon de 1885.
En 1886, déjà remarqué dans plusieurs expositions, il refuse avec son ami Monet de participer au 8e Salon, malgré les sollicitations de Degas. L’année suivante, Robert de Montesquiou lui achète un lot de six gravures, rencontre dont naîtra une amitié profonde avec le collectionneur qui le mettra en relation avec sa cousine, la comtesse Greffulhe. Invité par cette dernière en séjour dans son château de Bois-Boudran, il fait d'elle une centaine d'esquisses, dont très peu seront exposées, et qui appartiennent pour la plupart à des collections particulières. Dès cet instant, l’artiste pénètre dans la société parisienne et devient le portraitiste à la mode.
En 1893, il entame une série de vitraux de cathédrales et, dès l’année suivante, il change de thème et s’attarde sur le parc de Versailles.
En 1897 il exposera au Salon du Champ de Mars ses peintures de Versailles et des marines. Helleu est un novateur qui s’attire l’admiration et la curiosité de ses contemporains. À l’inverse du goût prononcé de l’époque pour les intérieurs sombres, en 1889, il fait peindre en blanc les murs de ses appartements parisiens du 68, boulevard Pereire, puis du 45, rue Émile-Ménier. Helleu est bientôt sollicité partout : en 1895 il expose à Londres, où le catalogue de l’exposition est préfacé par Edmond de Goncourt, ce qui consacre sa notoriété. Il rencontre alors Marcel Proust qui lui est présenté par Montesquiou et débute avec lui une relation profonde qui inspirera à l’auteur le personnage du peintre Elstir dans À la recherche du temps perdu. Helleu gravera le portrait de Proust sur son lit de mort ; comme Elstir, Helleu est passionné par la mer.
Au plaisir du yachtman, qui passe le plus clair de son temps sur de superbes bateaux – il en possèdera quatre – le peintre découvre de nouvelles sources d’inspiration aussi bien dans les toilettes des femmes que dans ses visions de l’eau et du ciel, tantôt voilé, tantôt bleuâtre.
Le « style Helleu », qui caractérise l’élégance ou le raffinement et la grâce féminine obtient un immense succès tant à Paris qu’à Londres ou à New York, où il se rend à partir de 1902. Il remporte un très vif succès aux États-Unis avec ses portraits de femmes élégantes et en 1912, on lui passe une commande pour décorer le plafond du hall de la Grand Central Terminal de New-York, avec le thème des signes du Zodiaque : une voûte étoilée, traversée d’un zodiaque aux signes d’or et d'une voie lactée argentée. Malheureusement, Helleu, en décalquant cette voûte étoilée à partir d’un manuscrit médiéval, a reproduit le tout à l’envers.
Il meurt en 1927, des suites d’une opération, alors qu’il projetait avec Forain une grande exposition de ses peintures. Son œuvre comporte de nombreux portraits peints ou gravés qui illustrent parfaitement les ambiguïtés de son époque où la frivolité et le culte du passé se confrontaient à la civilisation industrielle. Le seul tableau qui orna le dernier appartement de lady Diana Mitford (1910-2003), épouse Mosley, fut un portrait de sa mère, Sydney Bowles, par Helleu.
Sa fille Paulette Howard-Johnston (morte en 2009) a légué l'ensemble de sa collection (huiles, pastels, pointe-sèches, dessins et mobilier issu de l'atelier de son père) au musée Bonnat de Bayonne qui est devenu le musée Bonnat-Helleu, Musée des Beaux-Arts.

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963