1er mars. – Première visite à Jean-Julien Lemordant (1).
C’était un peintre. La guerre l’a rendu aveugle. Il est arrivé hier au soir sur le transatlantique Espagne. Ah ! qui donc l’a logé dans cette étroite chambre d’hôtel* où le jour n’entre pas ? C’est parce qu’il ne voit pas que je voudrais que sa chambre fût immense et que la lumière entrât à flots. Il est 3 heures et demie. Il tourne le dos à la fenêtre et derrière lui une petite lampe est allumée. Il est étendu sur un fauteuil à côté de son lit et sa jambe grièvement blessée repose sur une chaise. Deux cannes sont jetées sur les couvertures. Sa tête et la moitié de son visage sont entourées de linges. Je juge, par l’expression énergique de son nez et par sa bouche bien dessinée, que tous ses traits doivent être fins et réguliers. Sa moustache est noire et taillée. Il a retiré sa tunique, il porte un gilet de laine brune. Son képi de lieutenant traîne sur son lit.
Sa vie de soldat fut héroïque. Le Goffic l’a chantée ; Geffroy l’a écrite. Son parler est franc, sa pensée pondérée. Je lui parle de Caro-Delvaille qui a travaillé avec lui chez Bonnat et qui veut venir le voir le plus tôt possible.
La salle de restaurant de l'Hôtel de l'Épée décorée par Lemordant en 1905
Et la salle Lemordant avec les décorations de cette salle actuellement.
Lemordant est arrivé ici sous les auspices du haut-commissariat français pour recevoir le prix Henry E. Howland, que lui a décerné l’université de Yale, et que l’on donne tous les deux ans pour récompenser une œuvre de haut idéalisme dans les sciences ou les arts. La bourse est de quinze cents dollars. Pour les Européens, elle sert juste à payer le voyage car ils sont obligés de venir jusqu’ici et de parler à l’Université.
Le service de propagande a aussi demandé à Lemordant d’apporter ses tableaux ; il a trois cents toiles et dessins avec lui, dont plus des deux tiers lui appartiennent. Je vais lui organiser son exposition dans mes galeries. La générosité est en lui, je le sens aussitôt. C’est ainsi qu’il refuse que les catalogues soient vendus à son profit ; le bénéfice ira à une œuvre.
Le peintre et son chien Romeo après sa blessure
Il va faire des conférences sur la peinture française du XVIIIe. Il me parle de Watteau, il croit que les Américains l’aiment beaucoup ; je l’étonne quand je lui apprends qu’ils ne l’apprécient pas et que même tout le XVIIIe est quelque peu méprisé. Il me dit alors : « Vous m’accorderez pourtant, je pense, que Watteau est un des plus grands peintres qui aient jamais existé ! Mes conférences iront de lui à Rodin, autre géant, aussi grand que Michel-Ange. » Je lui conseille d’insister sur
le côté humain et réaliste de Watteau. « Vous avez raison, me dit-il, oui, il a peint son temps. Et nous, modernes, ne pouvons-nous pas être grands en peignant l’ouvrier, l’usine et la mécanique ? » Je lui parle alors de ses figures de débardeurs. « C’est que, me dit-il, je ne suis pas exclusivement un peintre de la Bretagne. Je suis Breton, j’aime mon pays, j’aime ses habitants, j’ai aimé sa couleur, mais avant tout, j’étais un décorateur, et le décorateur porte un monde multiple en son cerveau. »
Lemordant donne l’impression de parler de façon saccadée mais, en fait, il martèle ses périodes qui sont très courtes. Je crois qu’il deviendra un excellent conférencier.
2 mars. – Deuxième visite à Lemordant.
Le portrait de Lemordant en 1918 par Cecilia Beaux (1855-1942)
Source AllPosters
Je passe deux heures avec lui qui sont entièrement consacrées à la confection de son catalogue auquel il attache beaucoup d’importance. Il veut que ce soit une œuvre d’art comme impression, et quand je lui dis que je connais bien l’art de la typographie, il en est très content. Mais, hélas ! nous avons si peu de temps devant nous, à peine huit jours ! Il me passe les photographies préparées par son secrétaire et nous décidons d’en reproduire quinze. Une exposition de ses œuvres a eu lieu en 1917 chez l’antiquaire Guiraud, rue Roquépine à Paris, et, à cause de la guerre, un très mauvais catalogue fut alors imprimé. Lemordant en fait la critique, oh ! pas du tout comme l’aveugle qui veut donner l’illusion qu’il voit ; c’est une image très nette qui s’est formée en son cerveau.
Impossible de le convaincre de vendre le catalogue à son profit ; il propose de donner l’argent aux soldats aveugles américains. Y en a-t-il ? « Vous appellerez peut-être cela de la sentimentalité, me dit-il, mais je suis un sentimental, un sentimental de cette Bretagne pleine de poésie, d’une poésie que l’on ne connaît pas, car sa poésie à elle n’est pas vraiment sentimentale, elle est grave. »
Guerre 1914-1918. Le peintre Jean-Julien Lemordant, "dont la vue a été très compromise par suite d'une grave blessure de guerre, a reçu la croix de la Légion d'honneur", le 23 novembre 1916, aux Invalides.
© Piston / Excelsior – L'Equipe / Roger-Viollet
----------------
Note de Gimpel
*
Numéro 224 à l’hôtel Vanderbilt.
----------------
Notes de l'auteure du blog
(1) Le père de Jean-Julien Lemordant était maçon, peut-être marin à l'occasion, et sa mère femme au foyer. D'après ce qui a été raconté au moment du retour triomphal du peintre dans sa ville natale en janvier 1923, son grand-père aurait été « ancien corsaire ». Orphelin dès l'adolescence, sans ressource, Jean-Julien Lemordant réussit à étudier la peinture à Rennes puis à Paris dans l'atelier de Léon Bonnat.
Ancien élève de l'École régionale des beaux-arts de Rennes où il est le condisciple de Camille Godet, Pierre Lenoir et Albert Bourget, Jean-Julien Lemordant perd la vue durant la Première Guerre mondiale, en octobre 1915 durant la Bataille de l'Artois, mais
la recouvre en 1923.
Peintre de la Bretagne et de la mer, on l'a qualifié parfois de « fauve breton », quoiqu'il ait travaillé surtout à Paris. Sa palette très colorée est une de ses principales qualités et il sait admirablement représenter les mouvements des hommes, les danses, mais aussi ceux de la mer, du vent, de la pluie. Son œuvre principale demeure la grande décoration que lui commanda le maire de Rennes, Jean Janvier, pour décorer le plafond du théâtre, aujourd'hui Opéra. Réalisée avec une grande rapidité, l'œuvre fut mise en place en 1914. Elle représente une danse bretonne endiablée aux multiples personnages. On connaît au moins 60 études préparatoires à cette grande composition, le musée des beaux-arts de Rennes en conservant une. Signalons aussi le décor conçu, sur le thème général de la Bretagne, pour l'hôtel de l’Épée à Quimper. Menacé de disparition lorsque l'hôtel ferma en 1975, il fut acquis par le musée des beaux-arts de Quimper, mais le manque de place ne permit de l'exposer qu'après rénovation complète du musée en 1993 .
Il se construit un hôtel particulier au numéro 48 avenue René-Coty à Paris, en sa qualité d'architecte, ancien élève d'Emmanuel Le Ray, architecte de la ville de Rennes.
Source Wikipedia
(2) Cette vaste salle constitue en quelque sorte le cœur du musée. Ses boiseries servent de cadre au grand décor réalisé en 1906/1909 par Jean-Julien Lemordant (1878 – 1968) pour le café de l’Epée à Quimper.
En 1905, les propriétaires du plus célèbre établissement de Cornouaille demandent au peintre de décorer les deux salles à manger. Lemordant imagine une décoration de plus de 65 m2, découpée en 23 peintures illustrant différentes thématiques : Dans le vent et Contre le vent montrent des Bigoudens en costume de fête marchant le long de la côte de Saint-Pierre vers Saint-Guénolé, puis sur la plage de la baie d’Audierne pour se rendre au pardon de Penhors. Le Pardon décrit l’aspect profane d’un pardon du pays bigouden : le cabaret sous une tente, le vendeur d’images pieuses, les différents groupes répartis entres la chapelle et la fontaine miraculeuses. Ces deux ensembles sont présentés au Salon d’automne de 1907. Le succès tant parisien que breton est exceptionnel.
La rénovation de 1993 permet la présentation de l’ensemble du décor conçu par Lemordant selon sa disposition originale, dans un espace qui est un lieu de passage et de rencontre.
L’année suivante, Lemordant complète cette « épopée du peuple bigouden » et expose les toiles composant les deux autres séries : Le Goémon montre les hommes et les femmes recueillant le goémon flottant près du rivage ; Le Port raconte les activités des marins qui raccommodent des filets, cousent des toiles et se préparent à la pêche. La décoration sera complétée en 1908-1909 par deux grandes toiles qui représentent le phare d’Eckmühl et la chapelle Notre-Dame-de-la-Joie.
En 1975, l’hôtel de l’Epée ferme, son mobilier et sa décoration sont mis en vente. Le musée acquiert la décoration mais ne peut exposer qu’une toile.
La rénovation de 1993 permet la présentation de l’ensemble du décor conçu par Lemordant selon sa disposition originale, dans un espace qui est un lieu de passage et de rencontre.
Source Musée de Quimper
Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963