20 mars. – Chez Mary Cassatt.
Pauvres chevaux qui me conduisez de Cannes jusqu’à Grasse, vous aussi souffrez de la guerre, votre ventre ne connaît plus l’avoine. Ah ! les pénibles montées. L’heure s’avance et vous piétinez. Le cocher ne vous pousse pas, il sait que ce serait en vain. Vous allez faire attendre là-haut ma vieille amie !
Nous arrivons auprès de la villa Angeletto, à la sortie de la ville, sur la route des gorges du Loup. Avec ma femme et mes deux fils, nous descendons et suivons une étroite allée dont la pente est rapide, et qui nous conduit dans le jardin de la petite maison où demeure la célèbre artiste américaine qui, avec Whistler, fut la seule représentante de son pays dans cette pléiade de peintres qui créèrent l’impressionnisme.
Mary Cassatt en 1914 - Photographe inconnu
Hélas ! la grande amoureuse de la lumière est aujourd’hui presque aveugle. Elle qui a tant aimé le soleil et qui en a extrait tant de beauté, est à peine touchée par ses rayons. Ils réchauffent au moins son corps long et maigre de vieille femme, au type si anglo-saxon. Elle a adoré les fleurs et son jardin est désolé. Elle vit dans cette adorable villa posée sur la montagne comme un nid dans des branches. La vue s’étend très loin sur un paysage ondulé et parfumé, et le voile devant elle s’épaissit chaque jour.
Enfant au bain de Mary Cassatt 1891-1892
Elle prend entre ses mains les têtes de mes enfants, et, sa figure contre la leur, elle les regarde avec intérêt et me dit : « Comme j’aurais aimé les peindre ! » Mon cœur de père est flatté, car Mary Cassatt fut toujours assez indépendante pour refuser de faire le portrait de tout enfant qui n’était pas joli. L’hygiène de l’enfance et Mary Cassatt sont nées le même jour. Son enfant sort toujours du bain et est élevé à l’anglaise, au plein air. Degas a dit d’elle : « Elle peint le petit Jésus avec sa nurse anglaise. » Il lui manque peut-être la science de ses amis les Manet, Monet, Degas et Renoir, ce qu’elle-même avoue, mais elle possède à un très haut degré le sentiment.
Bombardement Paris mars 1918
Elle m’apprend qu’une bombe est tombée sur le 15 de la rue Laffitte, juste en face du magasin de Durand-Ruel où se trouvait toute la collection Degas qui doit passer en vente publique, mardi prochain. Elle se désole à l’idée que ces belles œuvres auraient pu être détruites. « Cette catastrophe, me dit-elle, aurait jeté dans la misère la nièce de Degas qui, par ses soins merveilleux, a au moins prolongé de trois ans la vie du grand artiste. »
Durand-Ruel par Renoir
Je lui raconte que Durand-Ruel, avec son amabilité habituelle, a passé une heure le mois dernier à me montrer les Degas empilés dans son magasin. Ce qui est presque invraisemblable, c’est ce nombre énorme de fortes ébauches, esquisses peu avancées mais bien intéressantes, auxquelles on ne peut donner aucune attribution. Sont-elles de Degas ou de quelques-uns de ses amis géniaux ? Impossible de le discerner. Durand-Ruel, qui connaît ses maîtres mieux que quiconque, s’est entouré des avis de tous ceux qui ont quelque compétence dans cette école, afin de jeter plus de lumière sur l’authenticité de ces toiles quand il en est temps encore.
Les peintures de Degas m’apportent une désillusion ; une légende s’est accréditée depuis tant d’années qu’il gardait ses plus beaux tableaux, qu’il ne les montrait à personne, que sa vente nous révélerait des aspects insoupçonnés de son génie. C’était exagéré. Il y a quelques jolis pastels, quelques très belles peintures ; mais combien de simples études qui ne nous enseignent rien, des notes pour le seul bénéfice de l’artiste ; tant de pastels pas assez poussés ou effacés : manque de soin, négligence condamnable ; certains pastels sont revêtus de trente années de poussière. Si bien que Durand-Ruel, afin d’éviter, si c’est possible, que des faussaires ne terminent ces pastels et même les peintures, a fait prendre des photographies très soignées de tous les Degas qui passeront à la vente, et il les donnera à toutes les institutions artistiques et bibliothèques de France et de l’étranger.
Degas, la fête de la patronne
Mary Cassatt me demande si j’ai vu les eaux-fortes. Je lui dis que oui, mais je lui apprends que la famille a détruit les œuvres érotiques, ayant peur de voir, un jour, publier un « Degas érotique ». Durand-Ruel m’a montré La Fête de la patronne*, eau-forte qu’il a sauvée. Très nature comme ces dames !
De la collection de tableaux anciens de Degas, Mary Cassatt préfère Monsieur de Pastoret par Ingres. Elle a conseillé au Metropolitan Muséum de New York de l’acheter.
Aujourd’hui, Mary Cassatt parle beaucoup de son ami le collectionneur et milliardaire James Stillman**, mort à New York il y a trois jours. Elle dit : « Ses premiers achats furent deux belles tapisseries de Boucher, puis je lui fis acheter un Titien chez Trotti et deux Moroni qui venaient de l’archevêque de Trente. Il ne les a payés que cent soixante mille dollars (1).
Il existe de nombreux portraits de Titus par son père, Rembrandt. J'ai choisi, cela m'a paru le plus logique, celui du Metropolitan Museum de New York
Puis ce fut votre Rembrandt Titus du duc de Rutland (2), et vos deux Fragonard : Le Jardinier et la Vendangeuse, et le Vigée-Lebrun. C’était à peu près toute sa collection d’ancien avec un autre Rembrandt (3).
La vendangeuse de Fragonard
Il avait la manie de vouloir acheter mes toiles. Il en a environ vingt-quatre et j’espère qu’il ne les aura pas données à des musées ; mes tableaux sont pour le home, ils sont plaisants et agréables et ils n’apprennent rien au public ni aux artistes. »
Il se fait tard, le jour baisse, nous quittons Miss Cassatt qu’on ne peut malheureusement pas amener à parler de l’époque si intéressante de sa vie où elle fut la compagne des Monet, Manet, Degas et Renoir qu’elle vénère. Mais elle n’aime pas Gauguin, qui ne s’est jamais cru, dit-elle, un peintre. Elle appelle Whistler : un sauteur de talent, et Sargent : un farceur.
Portrait de la mère de Whistler : un sauteur ??
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Notes de l'éditeur du Journal d'un collectionneur
(1) A sa vente, ils ne se vendront environ que 40.000 dollars les deux.
(2) Depuis dans la collection Barton Jacobs, de Baltimore, mais presque détruit par un nettoyage de Duveen.
(3) Aujourd’hui chez Ringling, un ancien clown. (Note de 1929.)
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Note de l'auteure du blog
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Comme en témoigne le cadre luxueux formé par les tapis et les miroirs, Degas a dépeint les intérieurs des établissements les plus raffinés, qu’il avait l’habitude de fréquenter. Ce monotype représente un moment de réjouissance entre les pensionnaires d’une maison close en l’honneur de la maîtresse des lieux. Ces images ont été très peu vues du vivant de l’artiste, ce dernier n’ayant pas souhaité les exposer publiquement tant elles allaient à l’encontre des bonnes mœurs. Ambroise Vollard les a pourtant popularisées en les incluant dans l’édition illustrée de La Maison Tellier de Guy de Maupassant parue en 1934
Source Divartsite
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James Jewett Stillman (né le 9 juin 1850 et mort le 15 mars 1918) fut un important homme d'affaires Américain qui investit dans des propriétés foncières, des banques, et des compagnies de chemin de fer à New York, au Texas et au Mexique. Il bâtit l'une des plus grosses fortunes des États-Unis au début du xxe siècle.
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Note de l'auteure du blog
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Comme en témoigne le cadre luxueux formé par les tapis et les miroirs, Degas a dépeint les intérieurs des établissements les plus raffinés, qu’il avait l’habitude de fréquenter. Ce monotype représente un moment de réjouissance entre les pensionnaires d’une maison close en l’honneur de la maîtresse des lieux. Ces images ont été très peu vues du vivant de l’artiste, ce dernier n’ayant pas souhaité les exposer publiquement tant elles allaient à l’encontre des bonnes mœurs. Ambroise Vollard les a pourtant popularisées en les incluant dans l’édition illustrée de La Maison Tellier de Guy de Maupassant parue en 1934
Source Divartsite
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James Jewett Stillman (né le 9 juin 1850 et mort le 15 mars 1918) fut un important homme d'affaires Américain qui investit dans des propriétés foncières, des banques, et des compagnies de chemin de fer à New York, au Texas et au Mexique. Il bâtit l'une des plus grosses fortunes des États-Unis au début du xxe siècle.
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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963
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