lundi 19 janvier 2015

1er Carnet- 28 février/1er mars 1918

Officine, au 57
Mrs Wertheimer, peinte par Sargent en 1904. Source Tate

De la fenêtre, je vous rentrer Mademoiselle Sée, proxénète dans le savoir, suivie d'un beau jeune homme aux yeux bleus. Elle est dans sa troisième jeunesse, dont elle ne se séparera plus. Fillette, elle a connu la fortune. Ruinée un matin par la faute de son père, elle n'eut pas le courage d'abandonner le monde et le luxe. Elle commence par faire des dessins pour journaux de mode et conduit chez amis chez les couturiers, et, quoique mal habillée, elle devient l'arbitre des élégances. Puis ce furent les commissions chez les bijoutiers, aussi bien sur les bijoux achetés à l'épouse que sur ceux demandés par la maîtresse, par la cocotte. Elles sont toutes ses amies. Elle peint des fleurs. c'est une femme de tous les temps. Elle vient de manquer une affaire. Elle avait présenté un noble ruiné à madame Charles Wertheimer, la riche veuve d'un antiquaire londonien. Les complices savaient que la dame avait fait le plongeon à cheval dans les piscines des cirques anglais. La cour se fit, puis l'amour s'enfuit, quand l'aquatique annonça que par la suite du testament du vieux barbon, elle perdait sa fortune en se remariant.
— Qui est ce jeune homme aux yeux bleus ?
— C’est X… oh ! la vilaine combinaison ! Sa maman possède trois tapisseries de la Renaissance.
— Je vais, nous dit-il, lui conseiller de vous les vendre cent mille francs, vous me donnerez ma commission. Puis vous ferez de par la ville grand tapage, vous demanderez deux cent cinquante mille francs de la série, j’en instruirai ma chère mère.
— C’est une gaffe que vous avez commise, lui dirai-je, rachetons les tapisseries.
— Vous les revendrez cent cinquante mille francs et vous me donnerez une commission.
Le 57 devient une officine. Il s’en va désappointé. Ses yeux sont bleus comme de l'acier, c'est un soldat.


Facture de Théophile Belin (source le bibliomane moderne)


1er mars - Chez Théophile Belin, 29, quai Voltaire. 

De compagnie avec Cadou (1)  nous sommes entrés bouquiner. Ah ! le voilà le bon coin, dans ce magasin au rez-de-chaussée de cet ancien hôtel de Mailly, une immense salle rectangulaire et haute où des rangées de livres aux reliures anciennes et caressées se superposent, filent et s’enfuient. Au fond, le petit réduit où des vitrines abritent des pièces rares aux plats armoriés, aux dos ornés et aux nervures saillantes. Ici, cent livres valent plus cher que les dix mille ouvrages de la première pièce. 

Hôtel Mailly-Nesle - (source actuacity)

Belin nous montre une reliure du XVIe à peine effleurée. « Ça ne leur suffit pas, dit-il, ils les veulent fraîches ! Et eux, le sont-ils… frais ? » Il parlait des clients. Avec cet esprit-là, on s’explique qu’il vende très cher pour ne point se séparer trop vite de ses livres. Il aime les bohèmes, et son meilleur ami est Willette.(*) « Je possède, nous dit-il, son plus beau tableau, le Parce Domine ; montons dans l’appartement. » Et nous gravissons le vieil escalier aux marches basses et profondes. Ah ! les belles et hautes pièces ! 

Marie-Anne de Mailly-Nesle par Nattier (source Wikipedia)

Quand Mme de Châteauroux(**) les emplissait de sa mignonne personne, dont Nattier nous a laissé l’image, peut-être qu’en regardant le Louvre immense là en face, par-dessus la Seine, peut-être qu’elle se trouvait aussi resserrée que nous autres, modernes, dans nos appartements cellulaires.

Parce Domine de Willette, musée de Montmartre

Et sur le vieux mur, le Willette immense dans cette atmosphère XVIIIe, eh bien ! ma foi, il ne fait pas mal ; un peu gris, il doit dater d’environ 1880.


Le peuple des Pierrots, de Montmartre à l’Odéon, s’en va dans le ciel, cahin-caha, avec son omnibus. Les vierges laides, abandonnées, suivent le joyeux et mélancolique cortège où les grisettes grisent d’amour ou de dépit les amoureux qui les poursuivent ou les enlacent.(***)

 Adolphe Léon WILLETTE, peintre illustrateur et caricaturiste, photo de Paul, Dornac 

Ah ! Willette ! tu n’es pas le grand peintre, mais tu es le poète et c’est mieux. Tu as peint Montmartre, une époque et son coin. Charpentier, avec Louise, en fut le musicien ; Courteline dans ses pièces en a exprimé la satire. Mais tu manquais pour l’anecdote. Et la petite femme, là, au milieu de ton panneau, celle qui danse avec un sein dévoilé, la petite Colibri, comme on l’appelait, comme elle t’aimait (****)! Hélas, cette grisette, petite-fille de Murger et fille de Mimi Pinson, n’existe déjà plus. Ah ! les siècles qui viendront comprendront-ils ces passages successifs ? Mais oui, car il existe toujours de sensibles amoureux du passé !

Détail de Parce Domine source Prelia

« Messieurs, tout dernièrement, nous raconte Belin, une dame vient et me demande une photographie de ce tableau. Je la lui refuse. Elle en semble fort peinée. Elle était en deuil et d’aspect distingué. Elle m’apprend qu’elle vient de perdre son mari, un officier. Ils demeuraient, oui, place de la Madeleine. Je l’interroge, je veux savoir pourquoi elle désire si vivement cette photographie et elle me répond : 
— C’est que, monsieur, cette petite femme, là, au milieu… 
— Ah ! oui, madame, celle qu’on appelait Colibri. 
— Colibri, mais oui, eh bien ! c’est que… c’était moi. »

Pierrot s'amuse, un dessin de 1883, époque à laquelle Colibri était la maîtresse de Willette. Peut-être est-ce elle qui a posé pour les grisettes qui entourent Pierrot 

Le cruel Belin ne lui donna pas son portrait. Elle lui apprit qu’elle était retournée chez Willette, il y avait peu de temps, avec au cœur ses souvenirs. Elle l’avait trouvé marié avec sa bonne, à laquelle elle donna des leçons de maintien. 
Pour finir, Belin nous montra une chambre, au fond, dont le plafond doit être de Bérain (*****), et à côté, une autre pièce où elle mourut,(******) la petite Dame de Châteauroux qui avait rêvé d’être plus que reine, d’être la maîtresse en titre de Louis le Bien-Aimé. Le plafond blanc, qu’elle a dû fixer à l’ultime minute, est couvert tout entier par un Willette. L’artiste s’y est représenté en Fou. Il agite les grelots et il rit quand l’Eglise, dans un autodafé, brûle les livres ; car si à droite les nuages sont noirs, à gauche l’aurore se lève avec le progrès.

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Notes de l'éditeur du journal d'un collectionneur :
(1) André Cadou, musicien, ami de René Gimpel.


André Cadou (1885-1973), chef d'orchestre, compositeur (notamment de nombreuses musiques de scène) et arrangeur, fut notamment directeur de la musique à l'Odéon de 1922 à 1959 ainsi qu'à la Comédie Française. Il accompagna avec son orchestre de nombreux enregistrements, notamment de Berthe Sylva. 
Quant à l'opportunité de la musique de scène dans un ouvrage, nulle règle absolue que celle qui pourrait s'énoncer ainsi : toute musique inutile est nuisible. André Cadou
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Notes de l'auteure du blog

(*) Adolphe Léon Willette, né à Châlons-sur-Marne le 30 juillet 1857 et mort à Paris le 4 février 1926, est un peintre, illustrateur, affichiste, lithographe et caricaturiste français.
Il s'installe à Montmartre en 1882 et loue avec le docteur Willette, son frère, un atelier au 20, rue Véron. Il illustre Victor Hugo, peint des fresques et des vitraux, dessine des cartes postales, des affiches publicitaires, des couvertures de livres et, en échange d'un repas, des menus de brasserie. Ses représentations de Pierrot et Colombine lui valent une certaine popularité.

Adolphe Léon Willette en 1913, photographie de l'Agence Meurisse.
Source Wikipedia

 « En rupture totale avec l'académisme à la mode de Bonnat et autre Bouguereau, Willette ignore tout autant la révolution impressionniste. Sa palette est pauvre et se cantonne le plus souvent dans des harmonies de gris et d'ocres. […] À partir de 1886, il s'éloigne de plus en plus de la peinture, qu'il ne retrouvera qu'à l'occasion de grandes décorations, pour se consacrer au dessin. » Avec Rodolphe Salis et Émile Goudeau, il participe à la création du cabaret parisien « Le Chat noir » du boulevard Rochechouart où il expose d'abord une toile refusée au Salon, puis qu'il décore ensuite de panneaux, notamment celui du Parce Domine (1884, Paris, musée de Montmartre).


Willette, en pierrot noir, estampe par Marcellin Desboutin, parue dans L'Artiste en mai 1896.

Au Chat Noir, il fréquente également Henri Rivière, Maurice Donnay, Maurice Rollinat, Henri de Toulouse-Lautrec, Paul Signac, Camille Pissarro, Vincent van Gogh, Louis Anquetin ou Georges Seurat. Il décore de nombreux cabarets et restaurants de la Butte Montmartre : l’auberge du Clou, la Cigale, le hall du bal Tabarin, la Taverne de Paris, ainsi qu'un salon de l’Hôtel de ville de Paris. En 1889 il décore le Moulin Rouge, et dessine le célèbre moulin.
Source Wikipedia

(**)  Marie-Anne de Mailly-Nesle, marquise de La Tournelle, duchesse de Châteauroux, née à Paris le 5 octobre 1717 et morte dans la même ville le 8 décembre 1744, est une favorite de Louis XV. Cinquième fille de Louis III de Mailly-Nesle (1689-1767), marquis de Nesle, et de son épouse Armande Félice de La Porte Mazarin (1691-1729) elle épouse en 1734 le marquis Louis de La Tournelle (1708-1740).

Portrait de la duchesse de Chateauroux par Jean Marc Nattier en Thalie, muse de la Comédie en 1744

Devenue favorite en titre et soutenue par le duc de Richelieu, elle fut quelque temps toute-puissante à Versailles et usa de son influence pour entraîner la France dans la guerre de Succession d'Autriche.
Louis XV l'autorisa à le rejoindre dans les Flandres en juin 1744 puis le roi et son armée se rendirent à Metz. Là, le roi logea sa maîtresse dans une bâtisse proche de son palais. Pour faciliter les rencontres des deux amants une galerie couverte fut édifiée entre les deux maisons au grand dam de la population messine qui voyait dans sa ville s'étaler publiquement l'adultère royal. En août, le roi tomba gravement malade à Metz. Proche de sa fin, il résolut de se repentir mais pour cela dut renvoyer sa maîtresse à Paris. La duchesse de Châteauroux quitta discrètement la ville et la fameuse galerie couverte fut démolie tandis que la reine et le dauphin Louis-Ferdinand accourraient en hâte à Metz et que le royaume se mettait en prière. 
Source Wikipedia - Voir aussi Passion Histoire

(***)
1884 : Il exécute des vitraux pour le Chat noir, La Vierge verte et le Te Deum Laudeamus ou Triomphe du Veau d’or. Rentré à Paris, il achève et peaufine la toile monumentale le Parce Domine, refusée au Salon. ...
En 1885 ... le Chat noir va devoir fermer après une rixe avec les souteneurs au cours de laquelle un des garçons de Salis trouve la mort. Le Chat noir déménage tambour battant dans l’hôtel particulier du peintre Alfred Stevens, rue de Laval. Le 10 juin 1885, le déménagement se monte en cortège charivarique avec le Parce Domine porté par 4 garçons vêtus en académiciens qui le portent à bout de bras dans la rue, avec musique et flambeaux. Willette est écœuré par le spectacle. « L’exode, au long du boulevard Rochechouart, s’ébranle lentement à la lueur des flambeaux, au son d’un orchestre de fifres et de violons. Salis s’avance, vêtu en préfet, suivit de deux chasseurs tenant les bannières du Chat noir avec cette devise : “Montjoy Montmartre”. Derrière, quatre hommes habillés en académiciens portent le Parce Domine de Willette. Enfin, à quelques mètres, dans une charrette à bras, se trouvent pêle-mêle, les objets les plus extraordinaires. Étonnée, la foule regarde et ne comprend pas… Les chefs du cortège arrêtent sans raison les omnibus, les voitures et les passants, cependant que les agents, en l’absence d’ordres reçus, regardent d’un œil torve… Imaginez cela ! » (Feu Pierrot, p.169-170).
Avril 1902 : .... Le Parce Domine, exposé l’année dernière au Salon, a montré à ceux qui ne connaissaient pas ce chef d’œuvre déjà ancien, tout ce dont on pouvait attendre d’une organisation aussi personnelle. » (Frantz Jourdain – l’auteur parle apparemment du Salon de 1904. « Willette a merveilleusement rendu la caractéristique de notre époque : de la colère et de la révolte mêlées à de la raillerie et à de la satire. » (Frantz Jourdain)....
23 mars 1904 : Vente des collections du Chat noir par la veuve Salis (Russeil) : le Parce Domine  est acheté par Belin...
Mai 1905 : Le Parce Domine est exposé au Salon (il avait été refusé en 1885), repris dans toute la presse.
Source Prélia

(****)
1882 : Il monte à Montmartre, pour emménager dans un petit atelier loué par son frère, le docteur Willette, 20 rue Véron. Ce dernier lui présente au Chat noir l’un de ses malades, Théophile Alexandre Steinlen, qui deviendra l’un de ses intimes (le docteur Théodore Willette ouvre un cabinet médical au 27 rue Lepic, adresse où il résidera toute sa vie). Adolphe Willette a ses habitudes dans cette même rue, dans une petite crèmerie tenue par une veuve, la mère Cucurou. Il se met en ménage avec une cousette, surnommée Colibri. C’est elle que l’on retrouve en « Pierrette » dans les premiers dessins du Chat noir et du Courrier français (voir Marc de Valleyre, Sur le boulevard, Paris, Frinzine Klein, 1884, p. 299 et suiv.). ....
1883-1884 :...Willette travaille toujours pour Le Figaro (almanach de 1884), mais se fait remercier à cause d’une blague au goût douteux de Salis envers le rédacteur en chef Périvier. C’est à ce moment que Colibri se blesse en dansant un quadrille et doit quitter la butte pour l’hôpital (voir Georges Cain, Le Temps, 7 février 1911). C’est mariée à un notaire qu’elle retrouvera Willette lors de l’exposition du pavillon de Marsan en 1911. ...
 (Source Prelia)

(*****) En effet il semble bien que le plafond de l'hôtel Mailly de Nesles est de Jean Bérain : voir la  revue L'Architecture  [No 1] du 15/01/1932 - LES DECORATIONS DE JEAN BERAIN A L' HOTEL DE MAILLY-NESLES Magazine – 15 janvier 1932

(******) Néanmoins, après son rétablissement et son retour à Versailles, le Roi qui avait mal vécu l'humiliation imposée par l'évêque de Soissons, rappela la duchesse de Châteauroux à la cour et reprit leur liaison. Il songeait également à confier à sa maîtresse la place lucrative et stratégique de surintendante de la maison de sa belle-fille, la future Dauphine. Cependant quelques jours avant Noël, la duchesse mourut d'une péritonite à l'âge de 27 ans. Cette mort parut suspecte à certains qui parlèrent, sans preuves, d'empoisonnement.
Source Wikipedia - Voir aussi Passion Histoire

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

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