lundi 16 février 2015

1er Carnet - 23 avril 1918

23 avril. – Chez Renoir. A Nice. 


Le Concert - Musée de l'Ontario
La toile représente le modèle dont parle Gimpel, Andrée Madeleine Heuschling. Elle est de 1918-1919

Dans ce petit appartement, il peint tantôt dans sa salle à manger, tantôt dans son salon, comme à Cagnes où chaque pièce de sa maison est un atelier. Aujourd’hui, sa fidèle servante et garde-malade, Mme Petit, m’introduit dans son salon. Il a un modèle. C’est une belle fille grasse de vingt ans, un peu courte, avec des cheveux dorés, de larges yeux bleus, une peau fine, un sang pur qui afflue au visage ; une fille des champs par la santé, et déjà de la ville par un souffle de poudre de riz et un costume tailleur*.

Auguste Renoir - Blonde à la rose, il s'agit encore d'Andrée Heuschling, peinte en 1915

Photo d'Andrée Heuschling en 1925, quand elle était devenue actrice de cinéma

Je regarde le tout petit tableau que j’ai déjà vu dernièrement et où Renoir a assis cette femme dans un paysage. L’autre jour, il avait, comme dans une bulle de savon, accroché les mille couleurs du soleil dans une manche tombante de tulle transparent. Aujourd’hui, c’est une bouillie, une panade, mais il s’en rend compte et il me dit : « Vingt-sept fois que je fais poser cette femme(1), je ne m’y retrouve plus, mon tableau était beaucoup mieux l’autre semaine, j’aurais dû le laisser. Que pensez-vous de ces fleurs que j’ai faites hier et que je n’ai pas encore terminées ?
— Je les trouve magnifiques et je n’y toucherais plus. Quand je les regarde, elles me rappellent une phrase que j’ai lue dans un livre d’astronomie : « Le soleil lance des flammes longues de milliers de kilomètres. » Ces fleurs lancent aussi des flammes immenses, elles flamboient. Me les vendriez-vous  ?
— Oui.
— Combien ?
— Trois mille.
— C’est beaucoup.
— Je le sais, mais ce sont mes fleurs qui se vendent le plus cher. Je ne peux pas vendre bon marché à cause des marchands, je ne veux pas les gêner dans leur commerce. J’ai, par exemple, une vieille dette de reconnaissance envers Durand-Ruel, car lui seul m’a aidé à manger quand j’avais faim.

Femme au chapeau de Renoir

— Je prends vos fleurs. Vendez-moi aussi ce portrait de femme au chapeau, votre modèle. Dix mille, dites-vous. C’est entendu. Et cette femme dans une clairière. Cinq mille, ajoutons-la. Et si jamais vous consentiez à vendre ces lavandières(2), laissez-le-moi savoir.

Lavandières de 1912 - Collection privée

J’adore ces oliviers au bord de ce ruisseau. Quand je vous quitte et que je retourne à Cannes, je regarde la nature et je pense à vos tableaux. Vous m’avez montré combien chaque arbre tient au sol de façon différente. J’admire avec quelle vérité vous faites sortir de terre l’olivier dont le tronc entouré d’un curieux monticule s’élève avec tant d’ampleur. »


Renoir me répond :
— L’olivier, quel cochon ! Si vous saviez ce qu’il m’a embêté. Un arbre plein de couleurs. Pas gris du tout. Ses petites feuilles, ce qu’elles m’ont fait suer ! Un coup de vent, mon arbre change de tonalité. La couleur, elle n’est pas sur ses feuilles, mais dans les espaces vides. La nature, je ne peux pas la peindre, je le sais, mais le corps à corps avec elle m’amuse.


Un peintre ne peut pas être grand s’il ne connaît pas le paysage. Paysagiste, dans le temps, un terme de mépris, surtout au XVIIIe. Et pourtant, ce siècle que j’adore en a produit des paysagistes ! Je suis un du XVIIIe. Je considère avec modestie que mon art descend non seulement d’un peintre Watteau, d’un Fragonard et d’un Hubert Robert, mais encore que je suis un des leurs. Watteau, quel génie ! Avoir si jeune possédé la science complète ! Watteau, Raphaël, géants partis à la fleur de l’âge. Je vous assure qu’ils savaient qu’ils mourraient. Leur intelligence a doublé les étapes.

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Note de l'éditeur du Journal d'un collectionneur

(1) 
Le fils de Renoir, l’acteur, l’a épousée après la mort de son père. (Note de 1922.)

(2)
Renoir m’aurait vendu ce tableau dans les dix mille francs. Je l’ai retrouvé cette année pour huit cent mille francs papier chez Barbazanges ou cent soixante mille francs or. (Note de 1927.)

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Note de l'auteure du blog

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Il s'agit d'Andrée Madeleine Heuschling, née le 22 juin 1900 à Moronvilliers, village de la Marne aujourd'hui fusionné avec celui de Pontfaverger, morte le 28 septembre 1979 à La Celle-Saint-Cloud (Yvelines). Elle fut l'un des derniers modèles du peintre Pierre-Auguste Renoir et la première épouse de son fils, le réalisateur Jean Renoir.
Andrée Heuschling, réfugiée à Nice pendant la guerre, dotée d'une beauté incomparable, «dernier cadeau de ma mère à mon père», fut envoyée à Auguste Renoir « par des amis de Nice », selon Jean Renoir, en fait par Henri Matisse qui trouvait qu'elle « ressemblait à un Renoir ».
Elle figure dans plusieurs toiles du peintre, magnifiquement offerte dans Les Baigneuses du Musée d'Orsay, ou encore de dos dans Le Concert du Musée des beaux-arts de l'Ontario. C'est pour elle que le cinéaste abandonna la céramique et débuta dans le cinéma. Il en fit l'héroïne de ses cinq premiers films muets. Elle prit alors pour nom d'artiste Catherine Hessling.
Source Wikipedia

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

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