mercredi 4 mars 2015

1er Carnet - 23 mai 1918

23 mai. – Groult. 


Le Gaulois du dimanche : la collection Camille Groult

Sa veuve est morte. Que va devenir la collection ? C’est la question du jour. Camille, le fils, nous a dit qu’elle formerait un musée après sa mort et celle de sa sœur.
Groult* fut la grande figure de l’amateur du XIXe siècle, le pendant de M. de Julienne au XVIIIe. Tout le monde l’a rencontré et personne, j’ai beau interroger, ne sait plus rien sur lui. Il était plein d’esprit. On parlait toujours de ses bons mots, et aussi de ses mystifications. J’étais tout gosse quand je l’ai connu.

Camille Groult en 1902

C’était un grand et fort bonhomme à la Joseph Prudhomme. Il venait souvent voir mon père en son magasin au 9, rue La Fayette ; il me connaissait très bien et me regardait travailler. Un Américain demande, un jour, à mon père, à voir sa collection ; mon père va le trouver et m’emmène avec lui pour me donner l’occasion de visiter la maison de Groult et ses merveilles. Groult me regarde et s’écrie : « Ah ! le voilà, l’Américain. » Mon père répond : « C’est mon fils. – Non ! hurle Groult, c’est l’Américain. Ah ! c’est ainsi que vous, monsieur Gimpel, avez voulu introduire un étranger chez moi à mon insu. » Et Groult continue sur ce ton en se fâchant tout rouge. « Mais vous connaissez bien mon fils », assure mon père. « Oui, et c’est parce que je le connais que je jure que cet homme (j’avais peut-être quinze ans) est un Américain. Je ne veux recevoir personne et je ne montrerai pas ma collection. » Puis, s’adressant à moi : « Vous aimez l'art, petit ? – Je m’y intéresse beaucoup, monsieur, – Eh bien ! regardez ce Watteau, le portrait de M. de Julienne. Vous ne verrez jamais une toile pareille. » Il avait raison, c’est peut-être le seul portrait connu fait par Watteau(1)  beaucoup discuté et indiscutable.

Portrait de Jean de Julienne par Watteau


Puis, comme si mon père n’existait pas, il me prend par le bras et me fait entrer dans ses vastes galeries où sa collection semblait perdue dans le plus immense des désordres. Mais ce désordre, comme il avait su l’arranger avec soin, avec art ! Un objet ou un tableau ne s’apercevait que d’un point, mais de là rien d’autre ne pouvait attirer la vue. Mon père nous suivit. Groult m’arrête devant deux vitrines plates, recouvertes d’un velours, me dit qu’elles cachent la plus belle création artistique du monde et il tire l’étoffe avec un geste d’escamoteur ; je découvre dans l’une des papillons merveilleux et dans l’autre des coquilles de nacre ; et il me dit : « Vous voyez la couleur de ces papillons, ces couleurs, l’homme n’a jamais pu en créer d’aussi belles, et la perle la plus rare n’a pas l’éclat de ces coquilles que j’ai payées entre vingt et trente sous pièce à Cancale. Si elles étaient rares comme les perles, on donnerait des millions pour les avoir et les femmes les porteraient. Mes papillons vaudraient aussi des centaines de mille francs. L'humanité n’apprécie pas ce qu’elle peut avoir à bon marché. Mais savez-vous encore ce qu’au-dessus de ma collection je préfère ? Un beau coucher de soleil. J'ai cinq ou six chambres dans Paris, sous les toits, des chambres de domestiques, et quand, l’après-midi vers 6 heures, je hume un beau coucher de soleil, j’escalade les six étages les plus proches et je contemple la nature dans sa sublime féerie. Tenez, venez voir le peintre qui a le mieux compris la couleur et la lumière. » Il me conduit dans une pièce où, sur une douzaine de chevalets, se trouvent des Turner, et il continue : « Le plus beau, selon moi, c’est le Pont de Saint-Cloud. Le premier dimanche qui le-champ et depuis j’y passe tous mes étés. C’est autrement beau que mon Turner ! »

William Turner (Londres 1775-Chelsea, Londres 1851) 
 Paysage avec une rivière et une baie dans le lointain, vers 1835-1840 **


Les Turner de Groult, ce fut toujours l’amusement de Paris car il en avait bien trois de faux sur quatre. Le savait-il ? Parfaitement. Il payait le vrai Turner deux cent mille francs et le faux, difficilement, trois cents francs. Mais il s’amusait à voir les vrais connaisseurs admirer ces croûtes par peur de lui déplaire. Il poussa la plaisanterie jusqu’à donner un faux Turner au Louvre pour l’y voir suspendu par les conservateurs qui espéraient qu’il leur léguerait sa collection. D’ailleurs il le laissait croire. Il ne légua pas un dessin ; alors, quelques jours après son enterrement, on fit dégringoler le faux Turner de son clou, mais, soudain, on se mit à espérer en Mme Groult et on le raccrocha.

Camille Groult en 1903 : il s'agit donc bien sur père mort en 1908

Peu de temps avant sa mort, Groult avait transformé son jardin de l’avenue de Malakoff en un paysage à la Hubert Robert, avec un jet d’eau, des colonnes et des ruines. Un passage conduisait rue Pergolèse ; je ne crois pas qu’il lui appartenait.
Il était loué à des marchandes de fleurs mais il s’était arrangé avec elles pour pouvoir s’y promener à partir de 6 heures du soir, après leur départ, et jouir des fleurs qu’elles y laissaient.
Le seul mot qu’on rapporte souvent de lui est celui-ci : un grand industriel ayant fait sa fortune dans les pâtes alimentaires, des gens très bien allaient chez lui. Un roi, peut-être de Grèce, qu’il avait rencontré aux eaux, vint à Paris et Groult l’invita à déjeuner. Le roi ne répondit même pas. Notre homme lui écrivit alors : « Vous auriez vraiment pu venir, vous nous avez beaucoup manqué, nous étions entre nous, il n’y avait que le meunier et son fils. »

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Note du livre

(1) Celui du musée de Valenciennes est par Watteau

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Notes de l'auteure du blog

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Camille Groult (30 juin 1837, Paris - 13 janvier 1908, Paris), est un industriel et collectionneur d'art français.
Héritier d'une riche famille de minotiers (pâtes alimentaires Groult à Vitry-sur-Seine, rue d'Oncy, maintenant rue Camille-Groult, qui fusionnèrent en 1967 avec la marque de semoule Tipiak, usines à Nantes et Pont-l'Évêque), il commença, vers 1860, à collectionner des tableaux, dessins et pastels du xviiie siècle français, mais délaissa ce thème autour de 1890, pour acquérir des tableaux du xviiie siècle anglais. "Ami du Louvre", plus tard donateur d'une riche collection, il fut sans doute le plus grand amateur de peinture britannique en France à la fin du xixe siècle. Grâce à ce don, le Louvre conserve à présent un ensemble d’œuvres de Raeburn sans exemple hors du monde anglo-saxon. Marié à Alice Thomas, fille du préfet Théodore Thomas (1803-1868) et de Rose Françoise Anaïs Tassin de Moncourt, il est le grand-père de Pierre Bordeaux-Groult.
Source Wikipedia

Camille Groult était aussi le premier collectionneur d’art anglais en France. Sa préférence allait au peintre Turner (1775-1851). Il aimait la couleur et collectionnait les papillons qu’il épinglait près des tableaux de Turner pour que les couleurs rivalisent. Encouragé par Proust, il a voulu donner un musée d’art anglais à l’État français, mais le projet échoua.
Source Vitry sur seine

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Paysage avec une rivière et une baie dans le lointain est l'un des rares tableaux de Turner que Proust ait pu voir : l'écrivain connaissait en effet la collection de l'industriel Camille Groult (1832-1908), où cette œuvre semble avoir été distinguée par Edmond de Goncourt dès 1890 - "Il y a, parmi ces toiles, un Turner : un lac d'un bleuâtre éthéré, aux contours indéfinis, un lac lointain, sous un coup de jour électrique, tout au bout de terrains fauves. Nom de Dieu ! Ça vous fait mépriser l'originalité de Monet et des autres originaux de son espèce !" (Journal, Paris, Robert-Laffont, 1989, T. III, p. 374, 18 janvier 1890).
Source BNF

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

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