« C’est dans la chaire que ma mère, mon frère et moi avons fondée à l’université de Princeton que Wilson vint en 1890 professer », me raconte Harold McCormick, un millionnaire de Chicago. « Mon frère se trouvait à Princeton quand Wilson y faisait aussi ses études, tandis qu’en cette même université je fus plus tard son élève. Il y enseignait le droit romain, la jurisprudence, l’économie politique, les lois internationales. Ses cours étaient si populaires que la chapelle seule était assez grande pour contenir ses auditeurs.
Woodrow Wilson (1856–1924), Class of 1879.
Sidney Edward Dickinson, American, 1890-1980. Oil on canvas, 1929, 150.5 x 100 cm. (59 1/4 x 39 3/8 in.). Princeton University, gift of William Church Osborn, Class of 1883, and friends. Photo: Bruce M. White
« Afin de faire comprendre au peuple américain pourquoi il devait se battre, Wilson lui a dit « It is for democracy. » Nos ennemis ont répondu : « La démocratie, « vain mot, inventé comme prétexte. » Et moi, je vous dirai, monsieur Gimpel, que dès son adolescence, sur les bancs de l’école, Wilson étudiait les questions de démocratie. Comme professeur, il nous en enseignait l’esprit. Comme président de l’université, il a combattu pour l’imposer à Princeton où il fut vaincu par le parti conservateur. Elu en 1902 président de l’université par le comité des directeurs, il veut, pour le bien du pays, relever le niveau des études et rendre les concours plus difficiles. Opposition. Puis il déclare que les sports sont nécessaires à tous, que la santé du corps importe à celle de l’esprit. Il n’a trouvé à Princeton que quelques athlètes se donnant en spectacle. Il déclare : « Pas de concours d’athlètes, je veux une hygiène « égale et générale. » Ses adversaires crient : « Que deviendra Princeton dans les « concours inter-collèges ? » Il jure qu’il s’en moque. Ce n’était pas assez, il commence le siège d’une troisième tour d’ivoire : le club. Ils ont grandi, très fermés, tout au moins à un élève sur deux. L’exclu est méprisé, non seulement au collège mais aussi au dehors ; non seulement au temps des études mais dans la vie. « Halte-là ! crie Wilson, cet ostracisme est en opposition avec l’esprit de démocratie. » Mais si Wilson n’ignore pas que les élèves des clubs ne sont pas les plus intelligents, il ne se doute pas de la force qu’ils doivent à la richesse et il sous-estime les haines qu’il soulève. Le comité des directeurs et les professeurs se liguent avec les élèves pour lui donner le dernier assaut. Il vient d’être question d’édifier, aux environs de Princeton, un collège pour les élèves ayant obtenu leur diplôme universitaire, et désirant entreprendre des études plus poussées ou se spécialiser. « Très bien, dit Wilson, mais si nous trouvons l’argent, il faut bâtir à Princeton même, car les élèves doivent rester liés à présent, et dans l’avenir. Or, la distance séparant les bâtiments conduira à une rupture entre les élèves, ce qui est contraire à l’esprit de démocratie, lequel consiste à donner les mêmes chances à tous. »
Photo prise en 1919. De gauche à droite : Lloyd George, Premier Ministre britannique, Vittorio Orlando, président du Conseil italien, Georges Clémenceau, président du Conseil français, et Woodrow Wilson, Président des Etats-Unis. / Crédits : AFP(source)
« Entre temps, West, un professeur de latin, adversaire de Wilson, avait été frapper à la porte de ceux des anciens élèves de Princeton qui avaient fait fortune. À Chicago, il suggéra à un gros donateur nommé Proctor, enrichi dans la vente du savon, d’exiger l’éloignement du nouveau collège. Wilson dit : « Nous devons « refuser cet argent donné dans un esprit contraire à l’esprit démocratique. » Tout le monde le déclare fou, même mon frère qui faisait partie du comité des directeurs. Refuser un million de dollars ! Soutenir qu’il est plus nuisible qu’utile ! Ce président est un illuminé et un inconscient ! Wilson assure que si l’on accepte, il donnera sa démission. L’argent fut pris et il partit. Peu après, la place de gouverneur de l’État de New Jersey étant vacante, elle lui fut proposée et il fut élu. C’est ainsi qu’il est entré dans la politique. On ne peut reconstruire le passé, mais il est bien probable que sans ses luttes à Princeton afin d’y faire régner son ardent amour pour la démocratie, il y serait encore aujourd’hui. »
5 juin. – Abattoirs.
McCormick* n’est pas le « self made man » ; il est né riche, est sorti d’une université, a parcouru l’Europe, y a séjourné ; il ne manque pas de distinction et quand il dit qu’il est de Chicago, on sait qu’on ne se trouve pas devant un boucher enrichi, un « packer » ou empaqueteur. McCormick me raconte une visite qu’il fit avec des amis aux abattoirs d’un des magnats du lard, obéi dans les établissements comme un général et craint comme un sultan. Le boucher conduisit ses visiteurs dans les chambres froides devant les animaux suspendus, alignés dans un ordre superbe, et il caressait le dos d’un bœuf, fier comme un artiste, il en faisait admirer la couleur, le luisant, la forme, la graisse, les marbrures. « Vous n’avez jamais pu, m’assura McCormick, chanter avec tant d’ivresse la beauté de votre plus beau tableau ! »
Un autre « packer » qu’il a connu, riche de plus de dix millions de dollars, ne pouvait se passer d’aller boire tous les jours un verre de sang tout bouillant. Usé, fini, aux derniers jours de sa vie, malgré la défense de son docteur, malgré les supplications de sa famille, il se traînait à l’abattoir pour boire là, bien chaud, sortant de l’animal, son bol de sang.
Note de l'auteure du blog :
* Robert R. McCormick (1880-1955) a mené une vie passionnante. Ses intérêts allaient de journalisme à la chasse au renard en passant par l'aviation. Il croyait dans la fonction publique et a été élu conseiller municipal de Chicago en 1904 et président du district sanitaire de la ville en 1905. Il est devenu soldat, servant dans la Garde nationale de l'Illinois en 1915 et dans la Première Division d'infanterie pendant la Première Guerre mondiale. Il a atteint le grade de colonel.
En 1911, il a été élu président de la Tribune Company et a consacré sa vie à la publication et à l'édition du Chicago Tribune. Il a parallèlement créé un empire médiatique important, comprenant aussi des stations de radio et de télévision, des usines de papier journal intégrées et, bien sûr, des imprimeries.
Il menait une vie d'un gentleman-farmer, dirigeant des fermes expérimentales à Wheaton et à Yorkville.
Il s'est marié deux fois, d'abord à Amy Adams Irwin, qui vivait à Cantigny jusqu'à sa mort en 1939, et plus tard dans le Maryland avec Mathison Hooper, avec qui il a parcouru le monde.
À sa mort, sa volonté il a créé une fondation charitabl, connue aujourd'hui comme la Fondation McCormick, finançant des programmes pour favoriser le développement de citoyens instruits, informés et engagés.
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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963
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