Dimanche dernier, Georges Bernheim et moi devions déjeuner chez le peintre à Giverny, mais samedi soir Georges recevait le télégramme suivant : « Suis malade, ne venez pas. » Et dimanche matin cet autre télégramme arrivé trop tard : « Fausse alerte, venez. »
Nous partons aujourd’hui surprendre le vieux peintre. Bernheim a dans sa voiture trois tableaux qu’il veut lui montrer. Nous arrivons vers 1 heure de l’après-midi. Il est sur le pas de la porte de ce premier atelier dans lequel il nous invita quelques instants le 19 août dernier. Il nous reçoit, nous invite à entrer. Je ne les trouve pas meilleures que la dernière fois, ces cent toiles non encadrées, là, sur quatre rangées tout autour de la pièce. Cinq ou six seulement sont bonnes. Monet se désole très sincèrement que nous ayons déjà déjeuné. Sa barbe est très blanche, ses yeux tout ronds et ils sont d’un brun si foncé et si brillant qu’ils gardent malgré leur fatigue une grande vivacité. Il semble avoir baissé physiquement, n’est pas très bien ; samedi dernier, après son déjeuner, il s’est trouvé mal dans son nouvel et grand atelier où il peint et a perdu longtemps connaissance. On a dû appeler un docteur. Il nous dit : « Je vous ai à tous deux envoyé une invitation à déjeuner pour dimanche prochain. » Je lui réponds que j’ai reçu la mienne ce matin même quand je partais pour Giverny, mais pas Georges Bernheim.
Nous sommes tous trois debout, Bernheim a ses toiles sous le bras. Il en met une toute petite, de vingt centimètres de haut, entre les mains de Monet et il lui demande s’il reconnaît ce portrait, cet homme jeune à grande barbe noire. « Mais c’est moi, s’exclame le peintre, et c’est par Renoir. J’ai une toile très semblable, mais fausse, que Geffroy m’a donnée. »
– « Ah ! Geffroy, fait Bernheim, ce qu’il a pu en avoir de faux modernes. Maintenant, monsieur Monet, regardez cette autre toile de vous, l’Eglise du Calvaire à Honfleur. »
Le maître la regarde, se la rappelle et, avec un grand sourire : « Une œuvre de ma jeunesse. » Il est heureux de la retrouver. « L’église est bien peinte, dit-il, Corot aussi l’a faite. Je n’aime pas les arbres, là, à gauche, je les couperais, je les couperais, coupez-les. » « Impossible, répond Bernheim, cette toile appartient à Jacques Charles, le directeur du Casino de Paris et il vous fait demander de la signer. »
– « Je veux bien, fait Monet, mais ce sera au milieu, à droite, pour lui montrer où la couper. Mais elle est crevée, là, à gauche, alors c’est une toile de Ville-d’Avray. »
Ce n'est pas l'église de Honfleur, mais la rue Bavolle
Je lui demande ce qu’il appelle une toile de Ville-d’Avray, et voici ce qu’il me raconte : « J’ai habité Ville-d’Avray et j’ai dû trois cents francs à un boucher qui m’a envoyé l’huissier. Au moment de la saisie, avec un couteau, j’ai lacéré les deux cents toiles que j’avais là. Je suis parti à Honfleur et, quelque temps après, ayant obtenu quelque succès, mon père m’a envoyé l’argent pour désintéresser mon créancier. Je télégraphie mon arrivée à Sisley à Meudon, nous courons à Ville-d’Avray, tout avait été vendu. Je vais chez l’huissier pour tâcher de retrouver la trace de mes tableaux et il me dit : « Ah ! comment voulez-vous savoir, impossible, des choses si insignifiantes ! On a vendu vos toiles par lots de cinquante et chaque lot a fait trente francs l’un dans l’autre. »
Je demande à Monet si son père s’opposait à sa peinture et il me répond : « Il n’avait pas confiance, j’avais déjà été le plus mauvais élève de ma classe car je n’y faisais que dessiner. » Bernheim nous interrompt et montre son troisième tableau, une vue des bords de la Seine. Il l’a apporté pour demander à Monet de le retoucher car les deux petits personnages au bord de l’eau sont devenus si noirs qu’ils ressemblent à des silhouettes de tir. Mais le maître se refuse à les refaire, car l’œuvre en souffrirait. Il l’a faite au Petit Gennevilliers.
C’est moi qui invite Monet à s’asseoir, et il me dit : « Quand je peins je puis toujours me tenir debout, autrement je me fatigue vite. » Nous nous installons dans des fauteuils de paille très confortables. Une dame nous apporte des liqueurs, elle a des cheveux blancs, son visage est assez jeune et très coloré, elle peut avoir dans les cinquante ans ; c’est la belle-fille de Monet. Nous nous mettons à parler de la vente de Curel et Monet apprend avec plaisir que la famille a conservé une de ses toiles qu’il estime beaucoup : Le Pont d'Argentan.
Je cherche à apprendre du grand impressionniste quels sont les peintres anciens qui l’ont inspiré, et il ne me répond pas de façon très précise. Il dit seulement, et cela nous le savons, que notre école 1830 a subi l’influence anglaise de Constable et de Turner. Quand je lui demande son opinion sur ces deux peintres, il fait : « Dans le temps j’ai beaucoup aimé Turner, aujourd’hui je l’aime beaucoup moins. – Pourquoi ? – Il n’a pas assez dessiné la couleur et il en a trop mis ; je l’ai bien étudié. » Je dis : « A Londres où vous avez beaucoup peint ? » Monet répond : « Oui, car j’aime Londres, beaucoup plus que la campagne anglaise ; oui, j’adore Londres, c’est une masse, un ensemble, et c’est si simple. Puis, dans Londres, par-dessus tout ce que j’aime, c’est la brume. Comment les peintres anglais du XIXe ont-ils pu peindre les maisons brique par brique ? Ces gens ont peint les briques qu’ils ne voyaient pas, qu’ils ne pouvaient pas voir ! » Je dis à Monet que j’attribue cette disposition à la passion que l’Angleterre a pour l’aquarelle, et il répond ! « Peut-être, et les grands aquarellistes furent ceux qui n’en firent pas une spécialité, comme Delacroix. »
Cette évocation de l’Angleterre nous conduit à parler de l’arrivée aujourd’hui à Paris du roi Georges V, et du retour et passage prochain des troupes sous l’Arc de triomphe. Bernheim lui dit : « Vous viendrez les voir. » Monet répond : « Non, je ne le crois pas, je suis trop sensible ; l’émotion, j’en mourrais. » Sincère, il ajoute : « Et je n’ai pas peur de la mort. Je n’en ai pas peur parce que je suis très malheureux, très malheureux. » Il dit la vérité, et je souffre pour le vieillard. Bernheim qui, comme moi, est fort étonné, lui demande la raison de sa tristesse, et Monet lui répond : « La peinture me fait trop souffrir ; tout ce passé dont je ne suis pas satisfait, cette impossibilité de faire chaque fois bien. Oui, chaque fois que je commence une toile, je pense enfanter un chef-d’œuvre, et il ne paraît jamais, jamais rien. N’être jamais satisfait, c’est épouvantable. Je souffre beaucoup. J’étais beaucoup plus heureux quand je vendais mes toiles trois cents francs. Comme je le regrette ce temps-là ! Et ils étaient sincères ceux-là qui me payaient mes toiles trois cents francs. Pour sortir ces trois billets, leur effort était dur. C’est plus facile aux snobs d’aujourd’hui de me donner vingt mille francs. » S’adressant brusquement à Bernheim : « Ah ! dites-moi, savez-vous où se trouve l’étude de la femme en vert ? J’aimerais la retrouver, c’est une de mes toiles à trois cents francs. » Georges ignore où elle est. Il demande au peintre de lui vendre un tableau, des fleurs dans un vase. Le peintre s’y refuse. Georges insiste pendant plus d’un quart d’heure.
S'agit de cette femme en vert-là ? Elle date de 1866 et se trouve Kunsthalie, Bremen.
C'est un portrait de Camille. Source Si l'art m'était conté
Le vieillard s’obstine, et quand je l’interroge sur son refus, il me répond : « Tant de toiles sont des souvenirs, puis certaines je les trouve trop bonnes et les autres pas assez bien. » A ce moment, Bernheim donne le signal du départ, il faut rentrer à Paris. La nuit tombe vite, et il demande à Monet de signer l’Eglise de Honfleur. Monet fait : « Messieurs, je n’ai pas ici mes outils, suivez-moi dans le grand atelier, et mettons tous nos manteaux et nos chapeaux pour traverser le jardin. » La belle-fille du peintre nous suit jusque dans cette sorte de manège encombré de ces immenses toiles qu’il a peintes durant la guerre. Bernheim veut lui en acheter une. « Vendez-m’en une, vendez-m’en une », lui dit-il. « Impossible, répond Monet, chacune me sert pour les autres. » Je les regarde et j’éprouve du plaisir à les revoir. Elles sont plus belles à être regardées l’une après l’autre. C’est chaque fois une triple symphonie d’eau, de ciel et de lumière.
Pour que Monet puisse signer, Bernheim enlève le vernis avec l’index. Le vieux peintre prétend que les anciens ne vernissaient pas – il se trompe – et que le vernis fait jaunir la peinture ; là, il a raison. «Oui, dit-il, le vernis a fait jaunir tous les Rembrandt. Nous nous promenions, les jeunes peintres, au Louvre et nous mettions nos manchettes près des collerettes de Rembrandt. Ces collerettes qui, à l’origine, avaient été blanches comme nos manchettes, étaient devenues affreusement jaunes.» Bernheim a fini son ponçage et Monet pose la toile à plat sur un énorme tréteau rectangulaire qui n’est monté qu’à environ trente centimètres du sol, puis il se met à genoux et signe. Sur le bois blanc, sur cette planche, une quarantaine de boîtes en carton sont rangées très régulièrement qui contiennent, chacune, une douzaine de grands tubes de peinture de même couleur. Dans un premier pot de terre vernissée, plus de cinquante pinceaux très propres et peut-être vingt-cinq autres dans un deuxième pot. Il y en a encore plus qui sont éparpillés et tous ont de deux à trois centimètres de large. Deux palettes, exceptionnellement propres, comme neuves. Une seule est couverte de couleurs par petits tas espacés : du cobalt, du bleu d’outremer, du violet, du vermillon, de l’ocre, de l’orange, du vert foncé, un autre vert pas très clair, du jaune d’ocre, et enfin du jaune d’outremer. Au milieu, des montagnes de blanc, des sommets neigeux. « Je ne vois pas de noir », dis-je à Monet, et il me répond : « Je l’ai abandonné tout jeune. Un jour, le peintre américain Sargent est venu ici pour peindre avec moi. Je lui ai donné mes couleurs, et il a voulu du noir, et je lui ai répondu : « Mais, je n’en ai pas. » Il s’est écrié : « Alors je ne puis pas peindre ! Comment faites-vous ! »
Bernheim revient à la charge : « Monsieur Monet, vendez-moi un tableau. » Sa belle-fille lui souffle, très bas : « Vous êtes dur ! » Je cherche à pousser à la roue et fais : « Vendez à Bernheim, demandez-lui un gros prix pour les fleurs. » Alors, Monet dit : « Eh bien ! vingt mille. »
Nous retournons à l’atelier, et Monet reprend : « Je n’aime pas vendre, je préfère racheter. J’ai beaucoup racheté dans ma vie. Pourquoi, monsieur Bernheim, vous vendrais-je ? Il n’y a qu’une personne à qui je doive quelque chose, c’est à Durand-Ruel qu’on traitait de fou et qu’à cause de nous l’huissier a failli saisir. C’est en 1870 que j’ai fait sa connaissance, c’est Daubigny qui m’a présenté à lui en lui disant que j’avais quelque chose dans le ventre. Un autre ami de la même heure fut Clemenceau. Il est venu me voir l’autre jour. Il m’a télégraphié qu’il arrivait pour déjeuner. C’était son premier jour de repos depuis la guerre ; il s’est amené avec deux autos et quatre chauffeurs pour éviter la panne. Je pensais le voir vieilli ; je crois que je puis dire qu’il a rajeuni de dix ans. Nous avons parlé de l’Académie et il a dit : « On veut me nommer, mais je leur ai fait comprendre que je considérais que l’Académie ne devait être qu’un salon et que je ne voulais ni prononcer de discours ni porter de costume. » A ce moment, je lui ai dit : « Vous avez sauvé la France. » Il m’a répondu : « Non, c’est le poilu. »
Toujours Monet et Clémenceau à Giverny. Mais ici, la jeune femme qui sourit sur le pont est Lily Butler (source ici)
Monet a des parents pauvres en Amérique, les T.E. Butler, 75, Washington Square à New York, et il demande de leur faire parvenir trois cent cinquante dollars. Nous sommes sur le pas de la porte et Bernheim parvient à lui arracher trois toiles pour quarante-huit mille francs : deux vases de fleurs et des pommiers. Il lui remet l’argent en billets que Monet compte avec beaucoup d’attention, et cela me rappelle beaucoup de gens que je connais, qui aiment vendre mais qui tiennent à garder argent et tableaux.
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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963
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