vendredi 24 juillet 2015

4ème Carnet - 8 janvier 1919

8 janvier. – Chez Bourdelle.

1936 DC Col Snowden Fahnestock, Beatrice Beck Tuck

Le régiment du capitaine Snowden Fahnestock, de la 77e division de New York, a organisé une souscription et a recueilli dix mille dollars pour ériger un monument à ses morts, à placer en Argonne, près du Four-de-Paris, d’où est partie en juin sa principale offensive. Le capitaine cherche un sculpteur, et Bonfils nous conduit impasse du Maine, chez Bourdelle. Des ateliers à gauche et à droite. L’artiste en occupe une vingtaine.

Antoine Bourdelle (1861-1929), sculpteur français, en 1925 : photo Meurisse, négatif sur verre, épreuve retouchée.

C’est un tout petit homme dans les cinquante ans, avec l’accent du Midi. Un bouc et une moustache sortent en grisonnant de sa peau, peau qu’on dirait africaine. Des yeux marron, des pupilles très petites, très relevées, très animées. Il parle beaucoup, mais dans ses silences passent des regards de chien battu. Nous voici chez lui, là où il loge. Où il loge ? Plutôt où il dort. Sorte de pièce basse, très sale, mi-cave, mi-rez-de-chaussée, un fouillis, un désordre, plein d’objets hétéroclites, beaucoup de sculptures. Une maquette : Rodin en blouse. Il nous dit :

Rodin sculptant les portes de l'Enfer par Bourdelle

— J’étais son disciple, on m’a appelé son disciple. Oui, peut-être je le fus. Aujourd’hui, je suis devenu un antidisciple de Rodin. Je lui dois beaucoup, beaucoup de technique, mais c’est tout. Il a tué, tué tous ses élèves, tous ses disciples. Je me suis dégagé de lui dans mon art et il s’en est aperçu cinq ou six ans avant sa mort, et m’a dit : « Bourdelle, pourquoi cherchez-vous autre chose ? » Et il s’est fâché. Il croyait être arrivé à la perfection, il pensait avoir porté l’art de la sculpture à son dernier stade. Comme il se trompait ! Il parlait, il parlait bien, mais était ignorant ; il ne possédait pas la force intérieure. C’est très rare la force intérieure, et cette force intérieure est nécessaire. Alors j’ai divorcé d’avec Rodin. Naturellement, il fut pour moi un point d’appui, mais je n’ai pas voulu faire du Rodin. Il ne faut jamais imiter le geste. Napoléon a mis sa main dans son gilet. Un autre grand homme aura un autre geste ou il sera ridicule. Je vais vous montrer, messieurs, mon geste quand il ressemblait à celui de Rodin. Voyez ce buste de l’écrivain Charles-Henry Hirsch, c’est ma première manière, l’imitation de Rodin, l’exagération de la ride, du muscle, du creux ou même de la mèche de cheveux, mais, maintenant, voici une œuvre plus récente.
Et Bourdelle nous fait voir une tête d’homme traitée largement, par plans, et il continue :
— Ce n’est pas la même technique, c’est de l’architecture dans le buste, il faut de l’architecture dans toutes les sculptures, et des plans, des plans. Ce qui n’empêche pas, dans un grand monument, de donner, par exemple, de la sensibilité à une partie de la composition comme à un corps de femme. La Marseillaise de Rude, ce chef-d’œuvre, manque de plans, il flotte parfois de loin. Maintenant, allons dans mon atelier. Nous le suivons un peu comme un guide, et, comme un guide, il est seul à parler. Nous entrons dans une grande salle remplie de bronzes, de plâtres, de terres, de maquettes, d’esquisses et aussi d’œuvres finies. Le morceau principal : un Héraclès grandeur nature, avec une patine dorée, un or brûlé admirable. Bourdelle reprend :


— C’est un de mes amis, un capitaine, qui a posé. C’était un superbe athlète ; il a été tué à Verdun d’une balle au front. Voyez mon Beethoven, il m’a donné beaucoup de mal. Regardez aussi cette esquisse en terre : l’Origine de l’orgue. Le violoncelle se tait et pleure sous l’émotion, regardez comme il pleure. Maintenant, regardez Isadora Duncan au pied d’une colonne. C’était une justice. C’est ça qui ferait une belle Victoire de Samothrace !


Maintenant, passons dans un autre atelier où vous allez voir mon monument pour l’indépendance de la Pologne. J’avais commencé le projet il y a dix ans. En haut-relief, sur une colonne, j’avais représenté les trois Polognes se tenant par la main. Tout le comité de réception en voyant cette image a pleuré. C’est quand les Russes reculaient que je me suis mis à l’exécution, et j’ai continué pendant leur révolution, et encore durant les offensives boches contre Paris. J’avais confiance.

Madame Athénaïs Michelet par Bourdelle


Puis Michelet adorait la Pologne, et je peux dire que Mme Michelet m’a élevé. Je viens aussi d’être chargé de la médaille de l’indépendance tchèque. Je reviens à l’art véritable de la médaille.
— On fait trop blond, arrive à glisser rapidement Bonfils.
— Oui, trop blond, reprend l’artiste, nous manquions de relief. Il est temps d’en mettre. On va croire à l’art boche tandis que ces gens ne font que de l’archéologie ; ils traitent la médaille par le vide, et c’est par le plan qu’il faut la travailler, par la synthèse des plans.
A ce moment, le sculpteur s’arrête et regarde la croix du capitaine Fahnestock, cadeau de Noël au valeureux guerrier ; il la tâte et en mesure l’épaisseur avec le pouce et l’index et dit :
— Elle n’est pas mal, elle aussi manque un peu de rapports ; on oublie qu’une médaille, pour garder son équilibre, doit être en rapport avec la largeur du buste et avec son volume.


Nous sommes passés dans l’atelier où se trouve le monument polonais ; il nous dit :
— Regardez la figure d’Adam Mickiewicz, du poète légendaire de la Pologne, de celui qui n’a jamais désespéré, de celui qui a toujours prédit sa résurrection. Voyez comme il marche dans de grands plis, avec son bâton, son bâton de prêcheur.
Bourdelle nous invite à passer encore dans un autre atelier. Il fait très froid, toutes ces pièces sont épouvantablement humides, mais le sculpteur nous traîne comme des esclaves. Ici, des figures colossales destinées à un monument à élever en Argentine au général Alvear.


— Regardez, messieurs, si c’est grand, et je termine tout. Voyez ce cheval gigantesque, tout passe par moi, je ne laisse à personne le soin de finir mes œuvres. J’ai tant travaillé avec Rodin ; tout le monde sait que c’est moi qui terminais ses marbres durs.
Je remarque une figure allégorique.
— Ça, dit-il, c’était un projet pour une république sud-américaine, pour un préfet tué par une bombe. Le comité n’en a pas voulu, son programme c’était de représenter le préfet en morceaux, déchiqueté par l’explosion. Je l’ai envoyé promener, le comité ! Pour la foule, il faut des canons et des fusils.
Bourdelle parle tant qu’à cet instant seulement j’arrive à lui expliquer ce que nous voulons. Bonfils, naturellement, l’avait informé de notre visite et le sculpteur lui avait répondu : « Je ne veux pas de concours et pas de demande à un autre artiste. » Je parle à Bourdelle de la nécessité dans laquelle nous nous trouvons de lui demander une esquisse ou une maquette, et il me répond :
— Ce n’est pas cela qui compte, c’est l’exécution, tout est dans l’exécution. Ça me rappelle une visite que j’ai reçue, un jour, d’Elie Faure, qui me présente un jeune peintre avec une toile, des pommes pas mûres et des raisins. Rien ne tenait. Je demande à ce garçon s’il a pris des leçons. « Oh ! nulle part ! » fait-il, très fier. Il avait dit : « Nulle part. » Hélas ! combien en avons-nous en France des jeunes gens de cette espèce, avec toute la science du monde dans leur petite cervelle ; ils ont appris tout seuls. Tandis que moi je commence, je ne fais que de commencer. Je n’ai pas seulement étudié avec Rodin, mais avec Dalou, un autre bien grand maître, et aussi avec Falguière, et à tous je dois quelque chose. Il faut aussi exercer la pensée, il faut penser longuement. Devambez m’écrit pour que je lui envoie une Victoire pour une exposition de Victoires qu’il va organiser. Je lui ai répondu non. J’ai ajouté : ma victoire ne pourrait bien être qu’une défaite. Je vais faire une tête de Moréas, je l’ai bien connu.
Bonfils l’interrompt et dit :
— Il habitait 4, rue Friant, dans la maison où je demeure, l’appartement en dessous. La concierge se plaignait beaucoup de lui car la femme de ménage lui racontait, en geignant, qu’il avait trop de livres et qu’elle ne pouvait pas épousseter. Le poète épouvantait les deux commères parce qu’il dormait le jour, mangeait la nuit et crachait par terre sans arrêt.


— Regardez encore, messieurs, nous dit Bourdelle, ce petit plâtre, cette femme nue sur un arc, c’est Sélénè, la déesse de la nuit. C’est une femme du monde qui a posé, une femme peintre, une femme très riche, une femme qui a son indépendance. Une figure comme ça se modèle rapidement, se coule en bronze, se vend vite et en grande quantité, cela rapporte de l’argent. Mais, dites-moi, pour votre monument, combien d’argent avez-vous ?
— Dix mille dollars.
— Dix mille dollars, dites-vous, mais ce n’est rien, ce n’est pas assez. J’ai ma femme, mes enfants, je n’ai pas le droit pour eux. Que faire ? Rien. A peine une figure. Je vois un soldat américain entre deux rochers, nouveaux Thermopyles. Et sur les rochers les noms de vos morts. Ce sera beau, beau, beau !
— Un individu est venu sept fois briser ces figures avec un marteau. On a posté des policiers béats. Quand à cette même époque on a placé des sacs de terre sur le monument pour le protéger des Gothas, on a stupidement laissé un passage qui a permis au maniaque de revenir.

Bourdelle autoportrait


Je demande à l’artiste quel prix ce monument a coûté à la ville et à l’État, et il me répond :
— Environ deux cent cinquante mille francs, mais je n’ai rien gagné, j’y ai travaillé douze ans et ce furent les années les plus délicieuses de ma vie.
Georges Bernheim, venu avec Fahnestock et moi, regarde un petit dessin, le portrait de Bartholomé, et lui demande qui l’a fait, et le sculpteur répond :
— Un artiste que je n’apprécie pas. – Il poursuit : – Vous souvenez-vous de ce comité de charité dont il était avec nous, et quand il a élevé la voix pour dire : « J’offre un de mes tableaux, ça vaut vingt-cinq mille francs. » quelqu’un lui jeta : « En êtes-vous sûr ? » Nous avons tous beaucoup ri.


Le sculpteur Albert Bartholomé (1848 - 1926)

Bartholomé montre au capitaine Fahnestock le plâtre d’une médaille : La Reconnaissance de la France envers l'Amérique. Il nous raconte qu’elle est destinée au président Wilson, mais seulement s’il s’embarque à Bordeaux. Il ajoute :
— Il partira de Brest, la médaille me restera, je m’en moque ; tenez, je la reproduis en marbre et ma femme me l’a achetée.
Nous exprimons notre étonnement, et le sculpteur fait :
— Oui, ma femme vient de temps en temps dans l’atelier et m’achète de mes œuvres, et elle les choisit bien.

Madame Bartholomé par Albert Bartholomé en 1881

Elle doit le faire souffrir, le pauvre homme !
Nous parlons à Bartholomé du projet de monument et il va chercher des photographies dans un coin. Tandis que nous regardons un tableau qui traîne à terre, Bernheim nous dit, au capitaine et à moi : « Sur ce cabriolet, c’est M. Bartholomé et Degas. » Le sculpteur a entendu et crie : « Ah ! c’était un délicieux compagnon de voyage. » « Mais mauvais », fait Bernheim. « Jamais de la vie, reprend le sculpteur, dites : juste. »


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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

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