lundi 13 avril 2015

2ème Carnet - 7 juillet 1918

7 juillet. – Henry Goldman*, collectionneur.
Je n'ai trouvé qu'une photo du père d'Henry Goldman, Marcus. La description d'Henry par Gimpel monte qu'il ne l'appréciait guère  et l'homme est, à cause de ses prises de position pro-allemandes (voir note*), laissé dans un prudent oubli.

Tête de haut fonctionnaire allemand. Ses lunettes : les lentilles prismatiques d’un phare. Un visage plein de graisse et de suffisance. Sa confiance en lui-même, le coup de poing sur la table. Ergoteur, fait rouler les r sur un ton rauque.
Nous reparlons des deux tableaux que je lui ai vendus : un Clouet et un Gentile da Fabriano.

Un portrait de François 1er du musée Condé, celui qui correspond au plus près à la description de Gimpel. Le Clouet de Goldman est sans doute actuellement dans une collection privée.

Le Clouet c’est le portrait de François Ier. Environ dix-huit centimètres de haut. On l’appelle : le Clouet de Toulouse. Il se trouvait dans un château des environs de cette ville. Germain Bapst** m’a fait une étude de treize pages tirées à quinze exemplaires chez Frazier-Soye. Il le décrit de trois quarts, légèrement tourné vers la gauche, coiffé d’une sorte de béret orné d’un bijou de barrette et d’une plume blanche. Son justaucorps à plis est de couleur cramoisie et laisse en une sorte de crevé passer la chemise. Un manteau est jeté sur ses épaules, bordé de zibeline et garni de perles. La tête se détache sur un fond vert olive foncé.
Ensuite, Bapst dit avoir découvert comment ce tableau parvint à Toulouse. Le fameux camée, l’Apothéose d’Auguste, avait été donné par l’église de Saint-Séverin de Toulouse à François Ier et quelque temps après, en 1553 le roi fit don de son portrait au chapitre pour le remercier. Le camée, aujourd’hui se trouve à Vienne. Durant les troubles de la Ligue, il fut acheté par l’empereur d’Allemagne Rodolphe.
Ce tableau a été exécuté vers 1 530.
Le Gentile da Fabriano est un merveilleux tableau. Il avait appartenu à un Canadien anglais, M. Sartis, qui, étant venu se fixer a Paris, l’avait prêté au musée des Arts décoratifs où il était resté longtemps exposé, en compagnie de deux autres primitifs, dont un Lorenzo Monaco que j’ai vendu pendant la guerre au musée de Boston sur la recommandation de son conseiller d’alors, le peintre Walter Gay, qui a touché sa commission.


Le premier achat de Goldman fut un Rembrandt, le portrait d’un boucher, tableau qu’on appelle « Saint Matthieu » pour le vendre plus facilement. Il est mentionné dans Bode. Il le paya dans les cent vingt mille dollars. C’était le sujet à tenter un Boche : un Rembrandt, un homme qui tient un couteau ! Il trouve cela fort. Ce n’est pas une tête de saint, mais bien de boucher, pas d’étincelle, la bestialité. Rembrandt prend ses personnages dans le peuple, dans le bas peuple, il leur met dans les yeux toute sa philosophie. La qualité de cette peinture est excellente, mais c’est une toile vulgaire.
Goldman m’apprend qu’il a acheté pour deux mille dollars à la vente Hermann, le premier Rembrandt mentionné dans Bode et dans le Klassiker der Kunst. Hermann l’avait payé vingt-cinq mille dollars au marchand autrichien Kleinberger. Goldman vient de s’en débarrasser dans un échange avec les frères Ehrich, auxquels il a pris un Van Dyck, époque de Rubens, une vierge et un enfant, collection de Lord Hartington. « Je n’avais acheté ce Rembrandt, me dit-il, que pour l’étudier quelques mois. »

Femmes américaines.

J’ai connu Mme Gimbel jeune fille, jolie, intelligente, intellectuelle, s’intéressant aux arts, à la littérature. Elle aime son mari qui ne possède aucune intellectualité. Le soir, j’ai dîné chez eux. Quand je la quitte, je la remercie et c’est elle qui m’exprime ses remerciements de façon débordante. Cette soirée fut pour elle comme une dernière lueur. Dans quelques années, l’enlisement sera total.

Le 14 juillet.
Source KSDK

Pour la première fois et à travers tous les États-Unis, le gouvernement américain célèbre officiellement notre fête nationale. Douze mille personnes, ce soir, se pressaient au Madison Square Garden où toutes les places étaient louées depuis déjà longtemps.
L’homme qui obtint le plus gros succès, ce fut l’orateur Paderewsky, hier pianiste, aujourd’hui représentant officiel de la Pologne. Fini, il ne joue plus, il lutte, et comme il est beau ! Il est là sur l’estrade ; il est maigre, le damné et divin défenseur de sa patrie, en habit, les cheveux épars et superbe ! Il parle avec hardiesse et beauté dans une agitation continue et entraînante. En chantant notre fête de la liberté, il sait qu’il appelle pour son pays l’heure de la délivrance.

Les « Chine » de Morgan.
Extrait du catalogue de la collection Morgan, 1911

Joe a acheté la collection près de trois millions de dollars.

Collection Morgan source ZAS07

Retour.

Je m’embarque à bord de la Lorraine. Même cabine.

Vision du temps passé. 
Les religieuses, de la Compagnie des Filles de la Charité de Saint Vincent de Paul, servantes des pauvres, sont de celles que l'on rencontrait partout où il y avait malades et blessés à soigner ; reconnaissables à leur grande cornette, maintenant abandonnée pour une plus discrète. Ici, à l'hôtel Dieu de Valenciennes, en 1918.

La mer n’est pas très bonne. À l’extrémité du pont dorment des sœurs de charité. La tête rejetée en arrière, elles ne savent pas, elles, si discrètes, qu’elles laissent leur visage découvert et exposé à tous les regards. Il me semble, sans les chercher, avoir saisi sur leurs traits des traces du passé. La mer a contracté leur figure, la souffrance a l’air de les étreindre et je retrouve, ah ! mais de façon frappante, l’expression des vierges du XVIIe siècle, des vierges qui ont souffert des attaques contre leur foi. Je crois rêver de me trouver de façon si saisissante ramené en arrière et de constater comme une même vocation, une même pensée, font mêmes tous ces visages.

Transatlantique de guerre.
Source Pages 1914-1918 Forum

Deux cents soldats polonais. Quatre-vingts Slovaques. Soixante Italiens. Vingt-cinq Français. Soixante membres de l’Association des jeunes gens chrétiens, une vingtaine de Chevaliers de Colomb qui est l’association catholique, puis des Croix-Rouge en quantité. Des membres de toutes sortes de sociétés de charité, quelques commerçants, des policiers. En seconde classe, de riches Américains pressés d’arriver en France pour s’y dévouer ou y mourir, parqués quatre dans des cabines intérieures et puantes, des gens qui, en temps de paix, ne voyageraient pas sans cabines de luxe. Une telle réunion de tant de gens de cœur est unique. L’atmosphère est saturée de hautes âmes. On a l’idée de ce que pourra être un monde meilleur, et c’est là un monde meilleur. Moi, si solitaire durant mes traversées, si heureux tout seul avec mes livres, je sens le besoin de me mêler à cette foule et je le fais.

Le paquebot camouflé

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Notes de l'auteure du blog :

* Henry Goldman (21 Septembre, 1857 - 4 Avril 1937) était un banquier américain, fils de Marcus Goldman . Il a joué un rôle dans la décision du conglomérat financier Goldman Sachs au début du XXe siècle. Banquier innovant, il a servi avec un grand dévouement auprès du comité exécutif de l'automobile. En 1915, Goldman a exprimé publiquement son soutien pour les Allemands et a refusé de permettre à Goldman Sachs pour participer à une émission de 150 millions de dollars obligataire anglo-français organisé par JP Morgan. En 1917, après l'entrée en guerre de l'Amérique, Goldman a démissionné en tant que partenaire de Goldman Sachs pour incompatibilité d'opinion. Goldman est resté un fervent partisan de l'Allemagne jusqu'en 1933, quand, lors d'un voyage annuel à Berlin, il a été témoin de première main l'antisémitisme de plus en plus brutal et institutionnalisé qui commençait à prévoloir dans le pays. Goldman n'est jamais revenu à l'Allemagne. Jusqu'à sa mort en 1937, Goldman a travaillé pour aider allemande intellectuels juifs et les enfants réfugiés à immigrer aux États-Unis pour échapper aux nazis.

** Germain Bapst (Paris, 20 décembre 1853 - Paris, 9 décembre1921) est un érudit, bibliophile, collectionneur de souvenirs historiques français. Germain Bapst fait ses études chez les jésuites. Il entre dans la maison plus que centenaire que son père Alfred Bapst, dernier joaillier de la couronne, dirige avec ses cousins Paul et Jules Bapst. Après la mort de son père en 1879, Germain s’associe avec Lucien Falize. Se rendant compte qu'il avait plus d'aptitudes pour les études historiques et artistiques que pour le commerce, il rompt avec son associé et lui abandonne la direction de la maison. Il s'acquiert alors une notoriété particulière d'historien, de collectionneur, de bibliophile.
Membre de nombreuses sociétés savantes, il était également administrateur du Musée des Arts décoratifs, membre du Conseil de la Manufacture nationale de Sèvres. Il est envoyé de 1883 à 1886 en mission pour le compte du gouvernement en Orient. Il publie en 1886 les Souvenirs de deux missions au Caucase, Les fouilles sur la Grande chaîne en 1885 et Les fouilles de Siverskaia en 1887.

Là encore je n'ai trouvé qu'une photo de Jules Bapst, le cousin de Germain, joaillier lui aussi.

Ses études sont parfois relatives au rôle économique des bijoux, des métaux, à leur provenance, à leurs usages. Il possédait une collection restreinte, mais choisie, qu'il a léguée en partie au Musée du Louvre, au Musée des arts décoratifs de Paris et au Musée du Luxembourg. Il est trois fois lauréat de l’Institut : Académie des inscriptions et belles lettres, prix Marcellin Guérin (prix de littérature) et Académie française, prix Thérouanne (prix annuel d’histoire).
Source Wikipedia

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

samedi 11 avril 2015

2ème Carnet - 3 juillet 1918

3 juillet. – Avec Joe. Sur les Fragonard de Grasse*.

« Combien, lui dis-je, les avez-vous vendus à Frick ?
— Un million deux cent cinquante mille dollars. Je n’ai pas pris un centime de commission. Morgan les avait exposés au Metropolitan Muséum où je me promenais un dimanche. Devant les Frago, j’aperçois Knœdler, entouré de ses associés et employés. « Ah ! ah ! me dis-je, ils veulent les vendre à Frick. » Le lendemain matin, je me précipite chez Morgan. « Combien vos Fragonard ? » « Douze cent cinquante mille dollars.
— J’en donne un million.
— À prendre ou à laisser.
— C’est bien, je les prends, mais veuillez, je vous prie, téléphoner à M. Frick, que je les lui laisse au prix coûtant.
Morgan téléphone et Frick répond : « Que Joe vienne me trouver de-main matin. » Je les lui vendis, et j’ai tenu cet homme depuis ce jour-là, fit Joe. Je lui achète tout ce qu’il veut dans les collections européennes sans prendre de commission.

Fourth of July. Independence Day.


Cent mille hommes défilent sur la Cinquième avenue depuis 9 heures du matin jusqu’à 8 heures du soir. Au 647, à mon balcon, quelques membres de la mission française. Entre autres, Stéphanne Lausanne, l’ancien rédacteur en chef du Matin. Plusieurs années avant la guerre, ses articles contre l’Allemagne avaient fait interdire son journal en Alsace-Lorraine. Il triomphe aujourd’hui.
Un autre propagandiste, Kneicht, un Lorrain de beaucoup d’esprit.


Quarante-deux nationalités sont représentées sur les quarante-cinq que les États-Unis reconnaissent. Ce défilé me fait comprendre pour la première fois l’immense mélange de races d’où sort cette nation. Les soldats et les marins forment la tête du défilé, mais ce peuple jeune a besoin d’explications simples et claires. On lui fait défiler la guerre sur des chars un peu enfantins et ainsi il comprend mieux l’effort qu’on lui demande. C’est de la réclame en relief. Ici, un aéroplane traîné sur une automobile, un mécanicien est au volant et l’hélice tourne sans arrêt avec un bruit d’enfer. Là des mitrailleuses dans la tranchée, les hommes guettent à plat ventre. Ensuite, un char, une réclame pour recruter des marins ; des hommes dorment, bercés dans des hamacs. Plus loin, une barque qui montre comment on relève les mines. Un poste électrique dans la marine, véritable usine sillonnée de longs éclairs. Le découpage de forts blocs d’acier. Un navire en construction, avec ces mots : un bateau tous les douze jours. Un canon antiaérien que des hommes pointent sans cesse vers le ciel.

Soldats américains dans les rues le 4 juillet - Photo courtesy of Getty Images.

Maintenant, c’est un défilé de nurses qui portent des écriteaux : Nous en demandons vingt-cinq mille. Puis des ambulances, des tanks et même des torpilles. Le char de l’Y.M.C.A., cette admirable association protestante qui apporte le confort et la distraction aux soldats en guerre, est très pittoresque. C’est l’organisation du repos dans la tranchée ou dans l’abri, le piano, le papier à lettre. L’Armée du Salut, sur son char, fabrique des gâteaux. Alors, commence le défilé des races. 


L’Arménie porte cette bannière : « L’Arménie souffrante espère en l’Amérique. » Les Assyriens, que je croyais morts depuis trois mille ans, disent aussi : « Notre espoir est en l’Amérique. » La Chine traîne une pagode. La Bolivie, le Monténégro, les Slovaques et les Tchèques, dans leurs costumes nationaux, sont représentés, Panama, Central America, Honduras, Cuba, les Carpathes, la Syrie, le Liban, la Finlande, avec cette inscription : Vingt-cinq mille ouvriers finlandais font des bateaux pour l’Amérique », la Norvège, avec celle-ci : « Nous avons perdu huit cent trente bateaux. »
Les Français défilent avec deux chars, celui de l’Alsace-Lorraine et un autre où Rouget de Lisle chante à Strasbourg La Marseillaise. Le gros succès est pour eux, pour la France.

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Note de l’auteure du blog

* On visite à Grasse la maison où vint habiter Fragonard, chez son cousin Alexandre Maubert, quand il dût fuir Paris pour cause de Révolution et de santé défaillante. Il apporta avec lui, roulés, quatre panneaux illustrant les Progrès de l’Amour dans le coeur d’une jeune fille, commandés par Madame Du Barry pour la décoration du pavillon que lui avait offert Louis XV à Louveciennes, puis qu’elle avait refusés. Largement indemnisé, le peintre garda 20 ans ces œuvres dans son atelier, avant de les apporter à Grasse. Les panneaux y arriveront en janvier 1790 et la tradition veut que Fragonard les ait accrochés lui-même dans le salon de son cousin. L’ensemble resta en place jusqu’en 1896, lorsque le petit-fils d’Alexandre Maubert, les vendit... non sans les avoir fait copier par un excellent peintre lyonnais, Auguste de La Brély. Les originaux, désormais connus sous le nom des Fragonard de Grasse, sont depuis 1915 exposés à la Frick Collection de New-York.
Source Bon Sens et Déraison

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

jeudi 9 avril 2015

2ème Carnet - 28 juin 1918

28 juin. – Chez Du Pont de Nemours.
Winterthur se situe dans la vallée de Brandywine dans le Delaware, un état verdoyant et vallonné situé à deux heures de voiture au sud de New York 

Dans leur immense propriété, le soleil est radieux, les arbres sont verts, les fleurs étincellent. À dix kilomètres, on fabrique la poudre, la mort.

L’amour du galon.
Pyramide de casques allemands à New York en 1918
Source La Boîte verte

Beaucoup d’individus ont profité de la présence des soldats alliés pour se vêtir de faux uniformes. Les autorités militaires, pour les prendre, ont donné l’ordre aux officiers de s’habiller le lendemain en civil. La cueillette a été très fructueuse.

Sur un Nattier.

Il y a une dizaine d’années, Henry Huntington, de Los Angeles, a acheté aux Knœdler un Nattier pour environ quatre-vingt-dix mille dollars. C’est le portrait d’une femme reproduit dans la petite édition de Nolhac. Très belle qualité. Superbe draperie rouge.
Aujourd’hui, Joe compte le reprendre dans un échange. Il me demande pour combien il doit le mettre dans ses livres. « Pour cinquante mille dollars, lui dis-je, je l’achèterai toujours pour ce prix-là. » Ce tableau était à Reims, et pendant des années j’ai cherché à l’obtenir. Son propriétaire ne voulait pas le vendre. Il meurt. Un intermédiaire qui travaillait pour moi, du nom de Lacombe, un négociateur très habile, saute dans le premier train pour Reims, mais en y arrivant il aperçoit sur le quai, Boussod, le marchand de tableaux, accompagné d’un autre intermédiaire ; les deux hommes repartent pour Paris et Lacombe leur trouve un air bien joyeux et se dit qu’ils lui ont enlevé l’affaire. Il se rassure quand il apprend que le mort n’est pas encore enterré, mais il lui est impossible d’entrer dans la maison. Il lui faut attendre la cérémonie du cimetière, et il commence à craindre le retour de Boussod. Il surveille l’arrivée des trains. Personne en vue. Il est dans la place. Revenue des funérailles, la veuve le reçoit. Il est le premier et respire. « Trop tard, lui dit-elle, le Nattier est vendu. Une drôle d’aventure, monsieur. Le jour de la mort de mon mari, un des croque-morts remarque mon tableau et il introduit auprès de moi un riche amateur qu’il connaissait pour avoir enterré sa femme. Ce collectionneur me fit une grosse offre et je l’ai acceptée aussitôt. »
Et dans la description des deux hommes, Lacombe reconnaît dans le croque-mort son rival et dans Boussod le pauvre veuf.

Amundsen part au pôle nord*.
Cela me rappelle le mot du gamin de Paris qui, le 4 août 1914 ? voyant un enterrement, fait : « Eh bien, en voilà un qui n’est pas curieux. » On attribue ce mot à Tristan Bernard.

Collection L. Blair.
Madame de Wailly, née Adélaïde-Flore Belleville (1765–1838) Augustin Pajou (Paris 1730–1809 Paris) Date: 1789 Source Metropolitan museum NY

Ses splendides tapisseries de Boucher, ses meubles et ses objets d’art sont couverts pour l’été. Nous essayons dans son grand salon le Pajou « Madame de Wailly »**. Je lui en demande soixante-quinze mille dollars. L’année dernière, pour sept mille dollars, mon prix coûtant, je lui vendu la merveilleuse cheminée Louis XVI en marbre blanc de l’hôtel de Crillon. « Quand on me l’a posée, me dit Blair, j’en ai fait remarquer la beauté à l’entrepreneur qui ne s’occupe que de la pose de cheminées. – Oui, c’est bien, m’a-t-il répondu, mais vous n’avez jamais vu les cheminées que fabriquent Smith & Co. »

à vendre : une cheminée ancienne de l'hôtel Crillon, marbre blanc style Louis XVI

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Notes de l'auteure du blog

* Né le 16 juillet 1872 à Borge, près d'Oslo, Roald Amundsen est le quatrième fils d'un capitaine de marine devenu armateur, Jens Amundsen. Sa mère fait pression sur lui pour l'éloigner de l'activité maritime et souhaite qu'il devienne médecin. Lors du retour triomphal de Fridtjof Nansen après sa traversée du Groenland en ski en 1889, Amundsen, alors âgé de 18 ans, décide de devenir explorateur polaire mais cache ce rêve à ses parents. En 1890, il entame cependant des études de médecine pour sa mère. Après le décès de celle-ci, en 1893, et des examens ratés1,2, il quitte l'université pour une vie de marin. Il est alors âgé de 21 ans et s'engage pour une campagne de six mois sur le phoquier Magdalena. Il poursuit ensuite son apprentissage de marin à bord des navires de la flotte de son père. C'est en 1909 qu'il réalise le rêve de toute sa vie : être le premier homme à atteindre le pôle Nord. Nansen lui prête le Fram et Amundsen se prépare pour une répétition de la dérive de ce dernier à travers l'océan Arctique, un projet prévu pour durer entre quatre et cinq ans2. À cette époque les expéditions polaires sont en plein essor et dans un esprit de compétition entre les nations et entre les hommes, aussi bien pour le Nord (Peary, Cook, Amundsen), que pour le Sud (Scott, Shackleton). Cette rivalité va faire basculer le destin d'Amundsen : le 1er septembre 1909, Frederick Cook annonce qu'il a atteint le pôle Nord le 21 avril. Six jours plus tard, Peary annonce qu'il a atteint le pôle Nord, lui, le 6 avril. La grande controverse du pôle Nord commence.
Source Wikipedia

** Le modèle était la femme de l'ami de toujours de Pajou, Charles de Wailly, un compagnon de sa vie d'étudiant à Rome. De Wailly, architecte de la cour de Louis XVI, avait construit des maisons voisines pour Pajou et lui-même, et Pajou exécuta des bustes de l'architecte et sa femme. Après la mort de son mari, Mme de Wailly épousé M. de Fourcroy, un médecin et chimiste. 
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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

mardi 7 avril 2015

2ème Carnet - 25 juin 1918

25 juin. – Chez le collectionneur William Salomon.

Il y a encore peu d’années, l’Américain riche n’achetait que des tableaux. Entouré des chefs-d’œuvre de la peinture, il vivait dans un intérieur du plus mauvais goût. Un mélange des styles Victoria, Napoléon, Exposition 1889, bronzier Linke, décorateur Jansen. Les décorateurs ne lui vendaient pas de meubles, mais des kilogrammes de bronze avec un peu de bois dessous. Le marbre ne comptait que par le cubage. Et comme au plafond on ne pouvait mettre ni bronze ni marbre, on le couvrait de tapisseries ornées d’or.

Le salon de chez Salomon

Quand, en 1901, je suis arrivé pour la première fois en Amérique, William Salomon* était peut-être le seul Américain qui possédait un intérieur de goût, avec de fines boiseries françaises, de beaux meubles et de jolis objets d’art, mais pas encore de tableaux. Il les acheta ensuite presque tous à Duveen et à moi.

The Lost 1906 William Salomon Mansion - 1020 Fifth Avenue

L’extérieur de la maison est en vulgaires briques rouges et est situé en face du Metropolitan Muséum, au coin de la Quatre-vingt-troisième rue.


On aperçoit, adossée à l’immeuble, une petite maison en bois dans laquelle demeure depuis son enfance une femme de quatre-vingt-dix ans. Là, où elle a vu des champs, elle veut mourir et, comme le meunier de Sans-Souci, elle a refusé les grosses offres du multimillionnaire Salomon, qui aurait bien voulu son bout de terrain pour y construire une galerie.

J’aime beaucoup William Salomon. Les Anglais qui décernent si difficilement le titre de « gentleman » le lui donneraient tous. C’est une qualité rare chez l’Américain qui n’a pas eu le temps de se polir. Il est élégant, mince, s’habille à Londres. Une voix douce. Quelque peu vieux beau quoique de taille moyenne. Les moustaches et les cheveux agréablement parsemés de blanc et de noir.

L'entrée de chez Salomon

Il possède plus que du goût, il a des connaissances. C’est le seul Américain qui puisse acheter en dehors d’un marchand. Je dois le revoir dans quelques jours.

Frick, le collectionneur.
Source The Frick Collection

Je quitte Salomon et je rencontre Frick devant le magasin de Cartier, le bijoutier, mon voisin. Frick est d’origine suisse, mais ressemble à un vieillard écossais à la barbe blanche coupée au millimètre et lavée au savon blanc. Ses costumes ont toujours l’air neuf. Il a le regard assez dur.


Ses traits sont si réguliers, son visage si agréable qu’il semble bon, mais en quelques instants on s’aperçoit, on devine qu’on s’est trompé, que cette tête est là, plantée sur ce corps, pour son triomphe et votre défaite.
Je lui dis bonjour, je lui donne des nouvelles de Viviani. Il me demande quelle est la situation en France. Je lui réponds : bonne. « Vous venez, lui dis-je, d’acquérir beaucoup de belles choses.
— Oh ! très peu.
Et il a disparu. Il y a quatre semaines, il a acheté à Joe pour plus de trois millions de dollars de tableaux et d’objets d’art.
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Note de l'auteure du blog

* Salomon était un collectionneur d'art, banquier et philanthrope qui épousa Helen Forbes Lewis Rosshire, en Écosse. Salomon et sa femme achetèrent peintures, pastels, sculptures, tapisseries, brocarts, meubles, argenterie, bronzes, menuiseries intérieures,  marbres, miniatures et pièces de cabinet ... La collection de Salomon comptait des fresques de Tiepolo, et des primitifs italiens; des peintures de Bellini, Jacopo Palma, Baldovinetti, Piero Polaiuolo, Vincenzo Catena, Pérugin, Bernardino Pinturicchio, Francesco Francia, Giovanni Battista Cima, Bernardino Luini, Bernardino del Conti, Bartolommeo Gatta, et Jacopo del Sellajo. Source The Frick collection

de gauche à droite : Charles Knoedler (dont il était question le 23 juin) , Andrew W. Mellon, and Henry Clay Frick, 1898. -Source The Frick Collection

** Henry Clay Frick (né à West Overton, dans le comté de Westmoreland en Pennsylvanie, le 19 décembre 1849 - mort à New York, le 2 décembre 1919) est un industriel de l’acier et un mécène américain
Henry Clay Frick est originaire d'un milieu populaire. À l’âge de 21 ans, avec deux cousins et un ami, il fonde une petite société de production de coke, utilisé en sidérurgie. À l’âge de 30 ans, il est déjà millionnaire. En 1880, il rachète la société, qui est renommée "H. C. Frick & Company". Elle devient rapidement la plus grande société productrice de coke du monde. Peu de temps après s'être marié en 1881, Frick rencontre Andrew Carnegie à New York. Ils s’associent et le partenariat entre la "H. C. Frick & Company" et la "Carnegie Steel Company" est le précurseur de United States Steel. La société de Frick fournit du coke en quantité suffisante pour les aciéries de Carnegie. En 1889, Frick devient président de "Carnegie Steel Company", le plus grand producteur d'acier de l'époque, Carnegie s’étant retiré de la gestion courante.
Frick constitua une magnifique collection d'œuvres d'art, rivalisant ainsi avec les autres hommes les plus riches de son époque, afin de se donner une image de mécène. Sa collection comporte des œuvres de Vermeer, Renoir, Gainsborough, Constable, Turner, Rembrandt, etc. Après sa mort, cet ensemble devient un des musées de New York, la Frick Collection. Frick lègua également une grande partie de sa fortune à des organisations caritatives et un domaine de 60 hectares à la ville de Pittsburgh, qui en fit un parc public.

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

dimanche 5 avril 2015

2ème Carnet - 23 juin 1918

23 juin. – Ignorance.

Un marchand me raconte qu’à Kansas City où il avait exposé un Van Dyck, deux Rubens, un Téniers, un Lawrence, un Largillière, un Goya et quelques autres toiles, un visiteur lui demanda si tous ces tableaux avaient été peints par le même artiste.

Sénateurs américains.
Georges Hoentschel, sans doute le père du Hœntschel cité ci-dessous. Le père étant mort en 1915, il est vraisemblable que ce soit son fils qui ait eu des problèmes de droits de succession en 1918. La vente des tableaux mentionnés par Gimpel aura lieu en 1919. Il assistera à la vente. (voir le 23 janvier 1919)

Je déjeune avec Hœntschel*, le neveu de Knœdler. Nous parlons de l’impôt de vingt-cinq pour cent dont on menace la vente des tableaux anciens. « Je me suis présenté hier, me dit-il, devant le Comité des finances à Washington.

Gerald Murphy, “Watch” (1925) Source The nervous break down


Un sénateur, très intrigué, m’a posé cette question : « Monsieur, il y a deux semaines j’ai lu qu’un tableau de Murphy** s’était vendu quinze mille dollars, et il y a quelques jours, un autre Murphy n’a atteint que deux mille dollars. Voudriez-vous m’expliquer pourquoi les tableaux de Murphy ne se vendent pas tous le même prix ? »

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Notes de l'auteure du blog

Une céramique de Georges Hoentschel

* Il s'agit sans doute d'un fils de Georges Hoentschel, 1855-1915, architecte, décorateur, céramiste et collectionneur français. Georges Hoentschel décore pour Julius Wernher sa résidence "Bath House" (82 Piccadilly Westminster), ainsi qu’une partie du château de Luton Hoo dans le Bedfordshire ; il conçoit aussi des intérieurs pour le duc de Gramont, Robert de Montesquiou, la comtesse de Ganay, le roi de Grèce, l’empereur du Japon, etc. Il réalise le pavillon des Arts décoratifs de l’exposition universelle de 1900 à Paris, ainsi que celle aux États-Unis à Saint Louis (Missouri) en 1904.
Il est très connu en tant que collectionneur aux États-Unis car il cèda à son ami John Pierpont Morgan la majeure partie de ses collections qui ornaient les galeries de son hôtel particulier du boulevard Flandrin. Aujourd’hui ces 1 882 pièces constituent le fonds des collections des départements du XVIIIe siècle français et médiéval au Metropolitan Museum of Art de New-York.

Georges Hoentschel et son grand ami Jean Carriès

Il fut l’ami de Marcel Proust, Giovanni Boldini, Paul-César Helleu, Pierre Georges Jeanniot, Georges Feydeau, Willette, Léopold Stevens, Robert de Montesquiou, Jean Carriès, Ferdinand Roybet, Maurice Lobre, Adrien Karbowsky, Adolphe Léon Willette, Victor Hugo, Georges de Porto-Riche, Degas, Jean-Louis Forain et de bien d’autres personnalités.
Son travail est visible aux musée des Arts décoratifs de Paris "le salon des bois 1900". Il a fait un important legs de céramiques au musée du petit Palais de Paris, puisqu’il sauva l’atelier à Saint-Amand-en-Puisaye (Yonne) de son grand ami Jean Carriès en le rachetant peu avant la mort de ce dernier. Il avait un goût très prononcé pour les impressionnistes, il avait acquis entre autres la Débacle par temps gris de Monet, la Pomme sur une assiette d’ Édouard Manet, l’Enfant à l’épée de Manet, la Rue Mosnier aux Paveurs ou Rue de Berne de Manet, L’Incendie de Turner et beaucoup d’autres de James Abott Whistler, Willette, Camille Pissaro, Sisley.
Source Amis et passionnés du Père Lachaise

** Gerald Clery Murphy et Sara Sherman Wiborg étaient de riches américains expatriés installés sur la Côte d'Azur au début du XXe siècle et qui, avec leur sens de l'hospitalité et leur goût de la fête, créèrent autour d'eux un cercle social particulièrement vivant dans les années 1920, dont firent partie de nombreux artistes et écrivains de la Génération perdue. Gerald fit une courte mais significative carrière de peintre.
Après leur mariage, ils s'installent au 50 West de la 11e rue à New York, où la famille s'agrandit vite de trois enfants. En 1921, ils partent pour Paris, pour échapper aux restrictions de New York et à leurs familles respectives. Gerald commence à peindre et ils font la connaissance des artistes avec lesquels ils deviendront célèbres. Mais c'est surtout en s'installant sur la Côte d'Azur qu'ils deviennent le centre d'un large cercle d'artistes et d'écrivains, parmi lesquels Zelda et F. Scott Fitzgerald, Ernest Hemingway, John Dos Passos Fernand Léger, Jean Cocteau, Pablo Picasso, Archibald MacLeish, John O'Hara, Cole Porter, Dorothy Parker et Robert Benchley.
Gerald ne peignit que de 1921 à 1929; il est connu pour ses peintures de natures mortes dans un style précisionniste et cubiste. Dans les années 1920, avec d'autres peintres américains modernistes installés en Europe comme Charles Demuth et Stuart Davis, il créa des peintures préfigurant le mouvement pop art, contenant l'imagerie de la pop culture comme des objets triviaux issus du design commercial américain.
Gerald meurt le 17 octobre 1964 à East Hampton. Sara meurt le 10 octobre 1975 à Arlington (Virginie). Nicole et Dick Diver, le couple de héros du roman Tendre est la nuit signé F. Scott Fitzgerald, sont facilement assimilables aux Murphys via les similarités physiques, bien que nombre de leurs amis, tout comme les Murphy eux-mêmes, y reconnurent surtout les personnalités et la relation du couple Fitzgerald.
Source Wikipedia

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963


vendredi 3 avril 2015

2ème Carnet - 20 juin 1918

20 juin. – 42 étages. 120 Broadway.

Le couloir d’entrée traverse l’immeuble de part en part. Trois cours culs-de-sac à droite et trois à gauche. Huit ascenseurs dans chaque. Total quarante-huit. Premier cul-de-sac, aucun arrêt jusqu’au dix-huitième étage. Deuxième cul-de-sac, aucun arrêt avant le vingt-huitième étage. Plusieurs combinaisons dans ce genre pour éviter toute perte de temps. De 9 heures du matin jusqu’à 5 heures du soir les quarante-huit ascenseurs fonctionnent sans discontinuer.

Antisémitisme.

Joe Duveen avait suspendu chez Frick un Van Dyck : deux jeunes gens en pied, mais ils avaient le nez fortement busqué. Mme Frick pria son mari de ne pas l’acheter en lui disant qu’elle ne pourrait supporter éternellement devant elle ces nez juifs. Les nez juifs appartenaient aux frères Stewart*, neveux de Charles Ier, roi d’Angleterre.

Sur Joffre et Viviani.


Joffre et Viviani arrivant à New York, 9 mai 1917

Je passe devant l’hôtel particulier de Frick. C’est ici que, l’année dernière, sont descendus le maréchal Joffre et Viviani, tandis que Frick allait loger à l’hôtel Ritz. J’étais membre du comité de réception. À leur arrivée à New York, nos délégués furent conduits à l’hôtel de ville (City Hall) et reçus dans une pièce relativement petite où se pressaient au moins cinq cents personnes. Le maire leur exprima ses souhaits de bienvenue et Viviani lui répondit avec sa voix merveilleuse, si merveilleuse que je vis à côté de moi une sorte de bon géant qui pleurait et qui, confus d’être surpris par mon regard, me dit : « Je ne sais pas pourquoi je pleure, je ne comprends pas. »

Major Smith et Maréchal Joffre. Courtesy of Frank W. Buhler, Stanley Co. of America. French High Commission visits Philadelphia on 9 May 1917.

Mme Benjamin Thaw, dont le fils s’était engagé dès le mois d’août 1914 dans l’escadrille La Fayette, puis avait été décoré de la croix de guerre par Joffre, et qui fut tué, me demanda que je la présente au maréchal. Je l’invitai chez Frick et l’introduisis auprès de Joffre auquel j’expliquai qui elle était. Il ne put absolument que lui dire : « Ah, oui, oui ! » Il fit de vains efforts pour trouver d’autres mots. À cet instant, un artiste lui présenta un objet d’art offert par quelque société. Il dit : « Bien, bien, merci. » avec de vains et nouveaux efforts pour ne trouver aucun mot.


À cet instant, on lui apporta littéralement une petite fille à embrasser, il l’embrassa et dit : « Petite fille, petite fille. » Puis ce fut quelque chose à signer. Il demanda des explications, sembla recouvrer une lueur de volonté. Il s’y refuse, puis cède. Une volonté, mais comment peut-il en avoir, ce grand et gros chef d’escadron au ventre embarrassé et embarrassant.


Il a de beaux yeux bleus, des joues rouges comme d’anciennes belles pommes oubliées dans un fruitier, des sourcils blancs étonnés, une forte moustache argentée. Quand il ouvre la bouche on entend la voix si connue, si blaguée au théâtre et au café-concert, du vieux capitaine Ramollot. Il a une bonne tête, une tête de bon grand-père. C’est tout. On se le montre ici comme le père Noël aux enfants. Mais l’autre homme, celui de la Marne, il a dû rester en France.


Le voici maintenant dans le hall de pierre ; on le tire par un bras, il passe dans un salon, quelqu’un le prend par derrière et il se trouve soudainement dans la bibliothèque ; une autre personne l’entraîne dans une galerie, puis le voici ramené dans le hall à cent mètres de là.
Il ne sait ni pourquoi ni comment on lui apporte une pèlerine, on le pousse dehors dans une auto. En route pour l’inauguration. On promène un mannequin !

J.P. Widener, Dr. E. La Plos, Marshal Joffre, Viviani

Le bruit court que Viviani, jaloux du succès du maréchal, ne lui parle plus. Joffre, sur son passage, crée un véritable délire, mais la part de Viviani reste belle. Il est surprenant même qu’à côté de l’idole, le ministre puisse soulever un tel enthousiasme. Sa parole opère le miracle.


Une réception fut donnée pour la colonie française à la Bibliothèque de New York. Il y eut quatre fois plus d’Américains que des nôtres. Le public attendait dans deux immenses salles, puis, à la queue leu leu on allait par une suite interminable de corridors et de petites pièces dont l’avant-dernière était brillamment éclairée, et dans la dernière on passait en file. C’est là que Joffre et Viviani se trouvaient. À la porte, deux hommes vous disaient avec beaucoup de complaisance : « Levez le pied, il y a un tapis, ouvrez la main droite pour donner une poignée ce main. » À trois mètres de là, une tente était dressée, vous vous en accrochiez et l’on vous disait : « Ces messieurs sont fatigués, ne leur serrez pas la main. » Et là, sous des rideaux, dans l’ombre, étaient assis Joffre et Viviani, presque invisibles ; on vous poussait vite dehors. C’est par le détective que je rencontrai chez Frick et que j’avais aperçu ce soir-là que j’eus l’explication de cette étrange procédure. On avait peur d’un attentat ; on vous filtrait dans les corridors, l’avant-dernière salle était violemment éclairée pour vous éblouir et l’autre, au contraire, donnée dans l’ombre pour vous désorienter ; on vous faisait ouvrir la main droite pour vous saisir si vous étiez armé et on vous disait de lever le pied pour avoir un prétexte, non pour vous aider, mais pour tâter vos poches et vous renverser si vous étiez porteur d’une arme.


Rencontré une Américaine.
Portrait de jeune femme brune, Sargent 1898

Rencontré une Américaine que Sargent a peinte il y a vingt ans. « C’est, me dit-elle, un homme ironique, vulgaire et insolent. Il n’aime pas les femmes et les déclaré toutes des menteuses. À la première séance, il commence à me parler avec admiration de la musique de Fauré. « Je l’aime aussi beaucoup », lui dis-je. « Mais, réplique-t-il, vous ne l’avez jamais entendue. Je proteste. « Alors, si c’est « vrai, apportez-moi demain les morceaux que vous pouvez avoir de lui. »

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Note de l'auteure du blog

* Ce superbe portrait montre les plus jeunes fils du 3ème duc de Lennox. Lord John Stuart (1621 - 1644), à gauche, et Lord Bernard Stuart (1622 - 1645) étaient les plus jeunes frères du Duc de Richmond.
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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

mercredi 1 avril 2015

2ème Carnet - 18 et 19 juin 1918

18 juin. – E. J, Berwind, roi du charbon. 



Et plus tard, tel que le décrit Gimpel (source Find a grave)

C’est le vieux beau américain aux cheveux blancs, à la forte moustache qui, malgré son amour de l’élégance, ne pourrait souffrir le dandysme. C’est le premier amateur aux Etats-Unis qui ait apprécié nos tableaux du XVIIIe. Ses ancêtres viennent d’Allemagne pour laquelle il a toujours conservé ses sympathies malgré son amour pour l’art français. Je lui ai vendu une douzaine de tableaux qui comptent parmi les plus beaux du monde. L’intérieur de son hôtel est un bric-à-brac. Presque tout est faux. C’est parce qu’il croit qu’il a du goût qu’il n’a jamais demandé conseil à personne, et il est trop violent et trop autoritaire pour supporter la vérité. Il ne posséderait rien s’il ne m’avait pas rencontré, sauf deux grands et superbes Boucher, oh ! vraiment extraordinaires. 

Madame Philippe Panon Desbassayns de Richemont (Jeanne Eglé Mourgue, 1778–1855) et son fils, Eugène (1800–1859) par Marie Guillelmine Benoist (Paris 1768–1826 Paris) Date: 1802 Source Metmuseum
La peinture a été vendue par Gimpel à Berwind pour un David (il n'aurait pas obtenu cette somme pour une "peinture de femme") et elle est présentée pour telle dans la presse lors d'une visite d'anciens combattants au musée sur cette photo. Source The Historic Images store

Le dernier tableau qu’il m’a acheté est le plus beau David au monde*, Jeanne de Richemont(1)  et son fils Eugène. Cette femme de l’Empire en robe blanche, aux grands yeux bleus, aux cheveux éparpillés en accroche-cœur, porte l’aristocratie de la beauté faite mère. Elle est assise de côté. Son fils, dont on ne voit que la tête et le haut du corps, est un divin chérubin blond aux yeux ronds.

19 juin – Avec Bertron à l’University Club.


Je dîne avec lui dans ce grand cercle d’intellectuels. Bertron est un de mes clients. Je lui ai vendu de splendides tableaux de l’école française, dont La Bonne Mère de Fragonard. Je parlerai plus tard de sa collection. Il a une belle tête aux traits réguliers, plus de cinquante ans. C’est l’Américain au visage jeune et aux cheveux blancs. Bertron s’occupe de politique et son rêve secret serait d’obtenir l’ambassade de Paris.

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Note de l'éditeur


(1) Jeanne Catherine Eglé Fulcray de Mourgue avait épousé en 1798 Philippe Panon Desbassayns de Richemont, dit comte de Richemont. Il était né à Saint-Denis (île Bourbon) le 3 février 1774. En 1816, il est nommé commissaire général ordonnateur de l’île Bourbon, puis conseiller d’Etat, membre du conseil de l’Amirauté, et enfin député de la Meuse, le 25 février 1824, siège qu’il occupa jusqu’à la chute de Charles X. Il fut créé baron par lettre patente du 17 mars 1815, puis vicomte par ordonnance du 7 novembre 1824, et enfin comte sur institution d’un majorai par lettre patente du 6 octobre 1827. Il meurt à Paris le 7 novembre 1840, et sa femme le 20 mars 1855. Leur fils Eugène devint gouverneur des Etablissements français de l’Inde. Né au commencement de 1800, il mourut à Paris le 26 juin 1859. 
Armes : d’or à la fasce d’azur, chargée de deux paille-en-queue au na-turel et accompagné en chef d’une main de carnation.

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Note de l'auteure du blog

* Et non, là encore ce malheureux Berwind avait acquis un faux : puisqu'il s'est avéré ensuite que ce David était une excellente peinture de son élève Marie Guillelmine Benoist
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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963