vendredi 3 avril 2015

2ème Carnet - 20 juin 1918

20 juin. – 42 étages. 120 Broadway.

Le couloir d’entrée traverse l’immeuble de part en part. Trois cours culs-de-sac à droite et trois à gauche. Huit ascenseurs dans chaque. Total quarante-huit. Premier cul-de-sac, aucun arrêt jusqu’au dix-huitième étage. Deuxième cul-de-sac, aucun arrêt avant le vingt-huitième étage. Plusieurs combinaisons dans ce genre pour éviter toute perte de temps. De 9 heures du matin jusqu’à 5 heures du soir les quarante-huit ascenseurs fonctionnent sans discontinuer.

Antisémitisme.

Joe Duveen avait suspendu chez Frick un Van Dyck : deux jeunes gens en pied, mais ils avaient le nez fortement busqué. Mme Frick pria son mari de ne pas l’acheter en lui disant qu’elle ne pourrait supporter éternellement devant elle ces nez juifs. Les nez juifs appartenaient aux frères Stewart*, neveux de Charles Ier, roi d’Angleterre.

Sur Joffre et Viviani.


Joffre et Viviani arrivant à New York, 9 mai 1917

Je passe devant l’hôtel particulier de Frick. C’est ici que, l’année dernière, sont descendus le maréchal Joffre et Viviani, tandis que Frick allait loger à l’hôtel Ritz. J’étais membre du comité de réception. À leur arrivée à New York, nos délégués furent conduits à l’hôtel de ville (City Hall) et reçus dans une pièce relativement petite où se pressaient au moins cinq cents personnes. Le maire leur exprima ses souhaits de bienvenue et Viviani lui répondit avec sa voix merveilleuse, si merveilleuse que je vis à côté de moi une sorte de bon géant qui pleurait et qui, confus d’être surpris par mon regard, me dit : « Je ne sais pas pourquoi je pleure, je ne comprends pas. »

Major Smith et Maréchal Joffre. Courtesy of Frank W. Buhler, Stanley Co. of America. French High Commission visits Philadelphia on 9 May 1917.

Mme Benjamin Thaw, dont le fils s’était engagé dès le mois d’août 1914 dans l’escadrille La Fayette, puis avait été décoré de la croix de guerre par Joffre, et qui fut tué, me demanda que je la présente au maréchal. Je l’invitai chez Frick et l’introduisis auprès de Joffre auquel j’expliquai qui elle était. Il ne put absolument que lui dire : « Ah, oui, oui ! » Il fit de vains efforts pour trouver d’autres mots. À cet instant, un artiste lui présenta un objet d’art offert par quelque société. Il dit : « Bien, bien, merci. » avec de vains et nouveaux efforts pour ne trouver aucun mot.


À cet instant, on lui apporta littéralement une petite fille à embrasser, il l’embrassa et dit : « Petite fille, petite fille. » Puis ce fut quelque chose à signer. Il demanda des explications, sembla recouvrer une lueur de volonté. Il s’y refuse, puis cède. Une volonté, mais comment peut-il en avoir, ce grand et gros chef d’escadron au ventre embarrassé et embarrassant.


Il a de beaux yeux bleus, des joues rouges comme d’anciennes belles pommes oubliées dans un fruitier, des sourcils blancs étonnés, une forte moustache argentée. Quand il ouvre la bouche on entend la voix si connue, si blaguée au théâtre et au café-concert, du vieux capitaine Ramollot. Il a une bonne tête, une tête de bon grand-père. C’est tout. On se le montre ici comme le père Noël aux enfants. Mais l’autre homme, celui de la Marne, il a dû rester en France.


Le voici maintenant dans le hall de pierre ; on le tire par un bras, il passe dans un salon, quelqu’un le prend par derrière et il se trouve soudainement dans la bibliothèque ; une autre personne l’entraîne dans une galerie, puis le voici ramené dans le hall à cent mètres de là.
Il ne sait ni pourquoi ni comment on lui apporte une pèlerine, on le pousse dehors dans une auto. En route pour l’inauguration. On promène un mannequin !

J.P. Widener, Dr. E. La Plos, Marshal Joffre, Viviani

Le bruit court que Viviani, jaloux du succès du maréchal, ne lui parle plus. Joffre, sur son passage, crée un véritable délire, mais la part de Viviani reste belle. Il est surprenant même qu’à côté de l’idole, le ministre puisse soulever un tel enthousiasme. Sa parole opère le miracle.


Une réception fut donnée pour la colonie française à la Bibliothèque de New York. Il y eut quatre fois plus d’Américains que des nôtres. Le public attendait dans deux immenses salles, puis, à la queue leu leu on allait par une suite interminable de corridors et de petites pièces dont l’avant-dernière était brillamment éclairée, et dans la dernière on passait en file. C’est là que Joffre et Viviani se trouvaient. À la porte, deux hommes vous disaient avec beaucoup de complaisance : « Levez le pied, il y a un tapis, ouvrez la main droite pour donner une poignée ce main. » À trois mètres de là, une tente était dressée, vous vous en accrochiez et l’on vous disait : « Ces messieurs sont fatigués, ne leur serrez pas la main. » Et là, sous des rideaux, dans l’ombre, étaient assis Joffre et Viviani, presque invisibles ; on vous poussait vite dehors. C’est par le détective que je rencontrai chez Frick et que j’avais aperçu ce soir-là que j’eus l’explication de cette étrange procédure. On avait peur d’un attentat ; on vous filtrait dans les corridors, l’avant-dernière salle était violemment éclairée pour vous éblouir et l’autre, au contraire, donnée dans l’ombre pour vous désorienter ; on vous faisait ouvrir la main droite pour vous saisir si vous étiez armé et on vous disait de lever le pied pour avoir un prétexte, non pour vous aider, mais pour tâter vos poches et vous renverser si vous étiez porteur d’une arme.


Rencontré une Américaine.
Portrait de jeune femme brune, Sargent 1898

Rencontré une Américaine que Sargent a peinte il y a vingt ans. « C’est, me dit-elle, un homme ironique, vulgaire et insolent. Il n’aime pas les femmes et les déclaré toutes des menteuses. À la première séance, il commence à me parler avec admiration de la musique de Fauré. « Je l’aime aussi beaucoup », lui dis-je. « Mais, réplique-t-il, vous ne l’avez jamais entendue. Je proteste. « Alors, si c’est « vrai, apportez-moi demain les morceaux que vous pouvez avoir de lui. »

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Note de l'auteure du blog

* Ce superbe portrait montre les plus jeunes fils du 3ème duc de Lennox. Lord John Stuart (1621 - 1644), à gauche, et Lord Bernard Stuart (1622 - 1645) étaient les plus jeunes frères du Duc de Richmond.
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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

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