3 juillet. – Avec Joe. Sur les Fragonard de Grasse*.
« Combien, lui dis-je, les avez-vous vendus à Frick ?
— Un million deux cent cinquante mille dollars. Je n’ai pas pris un centime de commission. Morgan les avait exposés au Metropolitan Muséum où je me promenais un dimanche. Devant les Frago, j’aperçois Knœdler, entouré de ses associés et employés. « Ah ! ah ! me dis-je, ils veulent les vendre à Frick. » Le lendemain matin, je me précipite chez Morgan. « Combien vos Fragonard ? » « Douze cent cinquante mille dollars.
— J’en donne un million.
— À prendre ou à laisser.
— C’est bien, je les prends, mais veuillez, je vous prie, téléphoner à M. Frick, que je les lui laisse au prix coûtant.
Morgan téléphone et Frick répond : « Que Joe vienne me trouver de-main matin. » Je les lui vendis, et j’ai tenu cet homme depuis ce jour-là, fit Joe. Je lui achète tout ce qu’il veut dans les collections européennes sans prendre de commission.
Fourth of July. Independence Day.
Cent mille hommes défilent sur la Cinquième avenue depuis 9 heures du matin jusqu’à 8 heures du soir. Au 647, à mon balcon, quelques membres de la mission française. Entre autres, Stéphanne Lausanne, l’ancien rédacteur en chef du Matin. Plusieurs années avant la guerre, ses articles contre l’Allemagne avaient fait interdire son journal en Alsace-Lorraine. Il triomphe aujourd’hui.
Un autre propagandiste, Kneicht, un Lorrain de beaucoup d’esprit.
Quarante-deux nationalités sont représentées sur les quarante-cinq que les États-Unis reconnaissent. Ce défilé me fait comprendre pour la première fois l’immense mélange de races d’où sort cette nation. Les soldats et les marins forment la tête du défilé, mais ce peuple jeune a besoin d’explications simples et claires. On lui fait défiler la guerre sur des chars un peu enfantins et ainsi il comprend mieux l’effort qu’on lui demande. C’est de la réclame en relief. Ici, un aéroplane traîné sur une automobile, un mécanicien est au volant et l’hélice tourne sans arrêt avec un bruit d’enfer. Là des mitrailleuses dans la tranchée, les hommes guettent à plat ventre. Ensuite, un char, une réclame pour recruter des marins ; des hommes dorment, bercés dans des hamacs. Plus loin, une barque qui montre comment on relève les mines. Un poste électrique dans la marine, véritable usine sillonnée de longs éclairs. Le découpage de forts blocs d’acier. Un navire en construction, avec ces mots : un bateau tous les douze jours. Un canon antiaérien que des hommes pointent sans cesse vers le ciel.
Soldats américains dans les rues le 4 juillet - Photo courtesy of Getty Images.
Maintenant, c’est un défilé de nurses qui portent des écriteaux : Nous en demandons vingt-cinq mille. Puis des ambulances, des tanks et même des torpilles. Le char de l’Y.M.C.A., cette admirable association protestante qui apporte le confort et la distraction aux soldats en guerre, est très pittoresque. C’est l’organisation du repos dans la tranchée ou dans l’abri, le piano, le papier à lettre. L’Armée du Salut, sur son char, fabrique des gâteaux.
Alors, commence le défilé des races.
L’Arménie porte cette bannière : « L’Arménie souffrante espère en l’Amérique. » Les Assyriens, que je croyais morts depuis trois mille ans, disent aussi : « Notre espoir est en l’Amérique. » La Chine traîne une pagode. La Bolivie, le Monténégro, les Slovaques et les Tchèques, dans leurs costumes nationaux, sont représentés, Panama, Central America, Honduras, Cuba, les Carpathes, la Syrie, le Liban, la Finlande, avec cette inscription : Vingt-cinq mille ouvriers finlandais font des bateaux pour l’Amérique », la Norvège, avec celle-ci : « Nous avons perdu huit cent trente bateaux. »
Les Français défilent avec deux chars, celui de l’Alsace-Lorraine et un autre où Rouget de Lisle chante à Strasbourg La Marseillaise. Le gros succès est pour eux, pour la France.
--------------
Note de l’auteure du blog
* On visite à Grasse la maison où vint habiter Fragonard, chez son cousin Alexandre Maubert, quand il dût fuir Paris pour cause de Révolution et de santé défaillante. Il apporta avec lui, roulés, quatre panneaux illustrant les Progrès de l’Amour dans le coeur d’une jeune fille, commandés par Madame Du Barry pour la décoration du pavillon que lui avait offert Louis XV à Louveciennes, puis qu’elle avait refusés. Largement indemnisé, le peintre garda 20 ans ces œuvres dans son atelier, avant de les apporter à Grasse. Les panneaux y arriveront en janvier 1790 et la tradition veut que Fragonard les ait accrochés lui-même dans le salon de son cousin. L’ensemble resta en place jusqu’en 1896, lorsque le petit-fils d’Alexandre Maubert, les vendit... non sans les avoir fait copier par un excellent peintre lyonnais, Auguste de La Brély. Les originaux, désormais connus sous le nom des Fragonard de Grasse, sont depuis 1915 exposés à la Frick Collection de New-York.
Source Bon Sens et Déraison
--------------
Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire