22 juillet. – Kornovaloff.
Ancien président ou vice-président de la Douma. Bertron m’a donné un mot d’introduction pour lui. Une tête ronde et forte de bedeau, la bouche est en bénitier et ses yeux sont plissés. Calme, il parle à peine et bas, comme un sourd. Il reproche à Kérensky son manque d’énergie. Il me confirme que l’intervention des Alliés en Sibérie dépend uniquement de la décision du président Wilson.
23 juillet. – Concert de charité.
Nous avons récolté plus de deux mille quatre cents dollars. Mon petit discours eut un gros succès, et si je me retrouve discourant, c’est parce que cette expérience m’aura donné confiance. À mon prochain voyage aux État-Unis il me faudra faire quelques conférences sur l’art.
25 juillet. – Cimetière lunaire.
2 heures du matin.
La nuit est lourde. Sur le pont et à l’avant dorment les passagers. C’est le cimetière de l’au-delà, c’est le cimetière d’un autre monde, un cimetière où les corps ne pourrissent pas et restent comme la vie les a laissés morts. Ils sont tous morts depuis des siècles et morts comme cela pour toujours.
Toutes les morts sont là représentées, les brûlés dans les incendies, sous des couvertures brunes (Pourquoi des ceintures de sauvetage accrochées derrière eux ou rejetées sur le sol puisqu’ils sont morts depuis des ans ?) ; les suicidés étendus sur des chaises, les bras mous et les têtes aux cous invertébrés, vides de sang et de cervelle, pendant lamentablement ; une femme sur des oreillers blancs et des coussins noirs porte son deuil ; une autre, une petite blonde qui fut très animée dans la vie, aujourd’hui une poupée qui a perdu tout son pauvre son. Les noyés, avec des visages blancs à faire peur à la lune, reposent choyés sur des matelas et dans des couvertures. Les couvertures, combien tragiques, mais combien belles avec leurs plis vrais, leurs plis justes, pas arrangés par des artistes, pas faussés par des mains humaines, quelle vérité ! Quelle vérité aussi dans les corps, chacun avec sa position, son expression différente, sa personnalité.
Pourquoi les vieux semblent-ils moins morts ?
Tiens, un marin sur le dos, à plat sur les lattes, les mains dans les poches, c’est le seul qui ait l’air de s’en f… C’est un pauvre, il est heureux, il n’a jamais rêvé d’une bière capitonnée.
Le plus horrible, plus horrible que ces faces, ce sont les mains, même les mains qui prient, même les mains aux cinq doigts écartés, collées plates sur le corps, mortes sans expression. Oh ! la tragique et vaine inutilité des mains fermées comme des poings ; les autres reposent sur le cœur comme si elles le pinçaient pour lui rendre la vie ou se collent aux entrailles pour les empêcher de s’échapper.
Un convoi*.
A l’horizon, vingt et un navires. Bientôt nous les passons, ils se diri-gent vers Brest, nous vers Bordeaux. C’est beau, vingt et un navires qui vont à la guerre !
Elle continue victorieuse.
26 juillet. – Assassinat du tsar.
Nous n’avons pas encore débarqué mais les journaux sont à bord. Kornovaloff me dit : « Le tsar était un homme faux, et la fausseté était son moyen de gouverner, mais les bolcheviks en l’assassinant viennent de commettre un grand crime. Ce sont des bandits. »
Ma chère femme est là, sur le quai, à m’attendre. « René, me dit-elle, nous ne nous séparerons plus, je ne le veux pas ! »
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Note de l'auteure du blog
* La photo montre six navires marchands d'un convoi de la Première Guerre mondiale dans l'Atlantique. En réaction aux pertes croissantes de navires marchands causées par les U-boote (sous-marins) allemands, l'Amirauté britannique introduisit la formation de convois en 1917. Le regroupement de navires marchands et l'escorte fournie par des bâtiments de guerre rendaient plus ardue la tâche des U-boote. Ainsi, le nombre de navires alliés perdus diminua sensiblement.
Source Musée de la Guerre
Note de l'auteure du blog
* La photo montre six navires marchands d'un convoi de la Première Guerre mondiale dans l'Atlantique. En réaction aux pertes croissantes de navires marchands causées par les U-boote (sous-marins) allemands, l'Amirauté britannique introduisit la formation de convois en 1917. Le regroupement de navires marchands et l'escorte fournie par des bâtiments de guerre rendaient plus ardue la tâche des U-boote. Ainsi, le nombre de navires alliés perdus diminua sensiblement.
Source Musée de la Guerre
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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963
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