C’est l’intermédiaire qui a gagné le plus d’argent. Je lui demande quels furent ses débuts et il me dit : « J’étais employé au P.L.M. à Marseille. J’avais une chambre chez un antiquaire, et un jour il vend devant moi une assiette pour trois cents francs. Une assiette ! J’en fus stupéfait : trois cents francs, alors que je ne touchais que cent cinquante francs par mois, un bout de porcelaine, une telle valeur. Je lui demande si c’est vraiment possible. « Trouvez-m’en », répond-il. Deux mois après je voyais dans une cour de ferme des poules picorer dans des assiettes du même genre, je les achète et je gagne deux cents francs. Jamais aucun argent depuis ne m’a causé autant de joie. »
Je roule avec Chanas dans le train qui nous conduit chez le comte de Saint-Léon où nous allons voir un temple d’amour que j’aimerais proposer à Du Pont de Nemours. Chanas a écrit au comte, et sans me prévenir, que j’étais un Américain. Ce Chanas est diabolique, il lui faut toujours des complications, il va me faire jouer un rôle ridicule.
En attendant, je l’interroge sur ses grosses affaires, et il me dit : « A Groult, j’ai vendu pour trois cent cinquante mille francs les cinq tapisseries chinoises de Boucher, dites tapisseries de Cyprio. Cyprio était un marchand de Marseille qui les avait achetées pour une douzaine de mille francs à une illettrée, à une bonne à tout faire qui en avait hérité de son maître, un professeur. Cyprio refusa de me donner ma commission, je lui intentai un procès qu’il perdit. Le notaire de la domestique le poursuivit à son tour et il fut condamné à remettre à cette femme cent cinquante mille francs pour avoir abusé de son ignorance.
Maurice Fenaille
« A Fenaille, je fis acheter pour trois cent cinquante mille francs le fameux mobilier du Marais qui appartenait à la comtesse de Noailles. Il était à fleurs, composé de quatre canapés, quatre bergères, quatre grands fauteuils, douze chaises, huit cantonnières. Même deux consoles par Delafosse furent comprises dans ce prix.
Buste de Madame Fenaille par Rodin
« Je lui fis acheter cinq cent mille francs les quatre merveilleuses tapisseries de Soubeyran.
« Je lui cherchai aussi un hôtel. Il ne voulait habiter que rue de l’Elysée. C’était une idée fixe. La rue est courte, il n’y avait pas un hôtel à vendre mais, soudain, j’eus une idée. Au 14 était l’ambassade d’Italie. Je vais trouver l’ambassadeur et je lui dis : « Comment osez-vous loger en face de l’Elysée ? Vous êtes facilement espionné. Quel enfantillage ! Déménagez ! » Il prit peur et partit vite. Fenaille eut son hôtel. »
Les Fragonard de Grasse**.
Fragonard la Poursuite (collection Frick)
Chanas continue : « Je les fis acheter huit cent cinquante mille francs à Charles Wertheimer, qui me donna vingt-cinq mille francs de commission. »
Chez le comte de Saint-Paul.
Il nous cherche à la gare en automobile. D’après la tradition**, le parc aurait été dessiné par Hubert Robert. Le château est Louis XIV, le comte l’a agrandi, il l’a doublé. Côté jardin, il a réédifié la façade de l’hôtel de l’Anglade qu’il a achetée à Paris. Il adore les vieilles pierres et il a aussi acheté à Paris le magnifique portail de l’hôtel du comte de Toulouse, le fils légitimé de Louis XIV et de la Montespan, et l’a monté près d’une entrée, au départ d’une allée. Il a agrémenté l’extérieur de son château de hauts-reliefs provenant de l’ancien hôtel de la Pompadour, rue Ménard.
La colonne rostrale à la mémoire de La Pérouse
Il nous montre ensuite une colonne érigée à la mémoire de La Pérouse...
Cénotaphe en l'honneur de Cook
...puis le monument sculpté par Pajou et élevé en l’honneur de l’explorateur Cook.
Le temple d’amour est à dix-huit colonnes, c’est une magnifique et haute construction dont les ornements sont très finement sculptés. Il est reproduit ainsi que la colonne à La Pérouse et le mausolée de Cook dans l’ouvrage de M. de Laborde, les trois monuments ayant appartenu au parc de Méréville qui se trouve à environ trente-cinq kilomètres d’ici.
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Notes de l'auteure du blog
* Maurice Fenaille, né le 12 juin 1855 à Paris, décédé le 11 décembre 1937, est un pionnier de l'industrie pétrolière, dont le nom appartient aussi à l'histoire de l'art en qualité de grand amateur, collectionneur et mécène.
Son père, qui s'était associé en 1853 avec un négociant en graisses, s'associe en 1855 avec deux autres personnes, introduit dans le commerce la fameuse Saxoléine, huile de pétrole destinée à l'éclairage. C'est le début de l'ère pétrolière.
En 1881, Maurice Fenaille, entré dans l'entreprise quelques années plus tôt, part travailler aux États-Unis dans la filiale de Fenaille et Despeaux, installée à New York.
Lorsque son père décède en 1883, il revient en France et il lui succède à la tête de l'entreprise; il ajoute à la Saxoléine l'Oléonaphtine et le Saxol, deux lubrifiants, ainsi que le Benzo-moteur, essence pour voitures et avions.
L'entreprise continue à se développer en même temps que l'utilisation du pétrole dans la vie courante; elle est renommée "La Pétroléenne", avant de prendre en 1936 le nom de "Standard Française des Pétroles", puis, en 1952, de "Esso Standard".
Parallèlement, Fenaille voyage en Angleterre, en Espagne, en Palestine, en Italie, en Allemagne, en Égypte, où il assiste à l'ouverture du tombeau de Toutânkhamon.
Il ramène de ses voyages les dernières nouveautés : des piscines, l'électricité domestique, des automobiles et des avions.
Amateur d'art, il consacre une grande partie de son temps et de son argent à aider les musées français, mais aussi au profit de nombreux artistes contemporains, auxquels il commande des œuvres (Auguste Rodin, Antoine Bourdelle, Viala, Jules Chéret...).
Entre 1908 et 1913, Fenaille parvint à sauver de la ruine le château de Montal près de Saint-Céré. Ce monument, reconstruit par Jeanne de Balzac entre 1523 et 1534, est le plus bel exemple de style Renaissance dans le Lot. Resté inachevé à la mort de Jeanne, il devint par la suite la propriété des Plas de Tanes. Veuf au moment de la Révolution, ce député de la noblesse aux États Généraux abandonna son domaine qui fut nationalisé comme bien d'émigré ; des aubergistes y installèrent leur affaire.
Quelques pierres avaient bien été emportées, mais la ruine ne s'abattit véritablement qu'après 1879 lorsque le château fut acheté par un marchand de biens. 120 000 kg de pierres furent descellées, transportées sur des charrettes à bœufs jusqu'à la gare de Saint-Denis-lès-Martel et proposées à la vente lors de deux séances aux enchères à Paris; c'est à ce moment-là qu'intervint Fenaille, ému par le triste sort de Montal.
Il tenta d'arrêter la seconde vente de 1903 et acheta finalement plusieurs pièces.
Par des achats auprès des collectionneurs du monde entier qui avaient acquis des morceaux du château, par des échanges avec des œuvres d'art de ses collections personnelles, Fenaille releva le château qu'il réussit à acheter en 1908.
Fait exceptionnel : des musées nationaux restituèrent les collections issues de Montal, dont la frise sculptée de 32 mètres de long par le musée des Arts Décoratifs, en échange de la cession de la demeure à l'État. D'autres pièces maîtresses demeurées dans des musées étrangers (notamment aux États-Unis), furent remplacées par des copies. Grâce à des moules, Fenaille demanda ces fac-similés à son ami Auguste Rodin, qui lui envoya son praticien Émile Matruchot. La carrière de Carennac fut spécialement rouverte, et le sculpteur put exécuter à l'identique la porte du logis et une lucarne.
Fenaille prit également soin de meubler le château avec ses collections de tapisseries, de meubles des XVIe et XVIIe siècles, de vitraux allemands de la même époque.
Source sur Wikipedia
Le château de Montal dans le Lot
** Ces peintures, réalisées entre 1771 et 1772 pour le pavillon de musique de madame du Barry à Louveciennes, évoquent les quatre instants de l'amour. Refusé par la favorite royale (quoique largement indemnisé), cet ensemble décoratif unique fut retourné à l'artiste qui le conserva vingt ans et ajouta sept autres toiles à la série ; lorsqu'il s'établit en 1790 à Grasse, sa ville natale, il apporta avec lui, roulés, quatre panneaux illustrant les Progrès de l’Amour dans le cœur d’une jeune fille, commandés par la Du Barry pour la décoration du pavillon que lui avait offert Louis XV à Louveciennes.
Fragonard, l'amour amitié (collection Frick)
Les panneaux arriveront à Grasse en janvier 1790 et la tradition veut que Fragonard les ait accrochés lui-même dans le salon de son cousin. L’ensemble resta en place jusqu’en 1896, lorsque le petit-fils d’Alexandre Maubert, les vendit... non sans les avoir fait copier par un excellent peintre lyonnais, Auguste de La Brély. Les originaux, désormais connus sous le nom des Fragonard de Grasse, sont depuis 1915 exposés à la Frick Collection de New-York.
Source Bon Sens et Déraison
** Il s'agit du
château de Jeurre qui appartint à monsieur de Saint-Léon (et non de Saint-Paul !!)
Le château fut acheté vers 1790 par le financier Louis-César-Alexandre Dufresne Saint-Léon (1752-1836). Celui-ci fut mis en accusation mais, acquitté, s'exila et échappa aux éventuelles conséquences dramatiques de la Terreur. Le domaine passa au comte Mollien, époux de la filleule du précédent. Entre 1806 et 1813 Mollien y fit construire, par les architectes Bénard et Bonnard, les communs et le pavillon de gardien dans un style piémontais, inspiré des campagnes d'Italie.
Dans la seconde moitié du XIXème siècle le domaine revint dans la famille des Saint-Léon et y est resté depuis lors. Grand prix de Rome de sculpture, Alexandre-Henri de Saint-Léon eut le souci d'orner son parc, en particulier au moyen d'achat de monuments classiques offerts à la vente. Méréville étant dépecé, il acheta en 1895 la façade avant de la Laiterie, le Temple de la piété filiale, la Colonne rostrale et le Cénotaphe de Cook.
Il les fit démonter, transporter par charrette et les installa dans son parc, distant de 25 kilomètres. Les travaux durèrent quinze ans.
M. de Saint-Léon acquit également une sphère armillaire de la fin du XVIIème siècle et le fronton de l'aile gauche du château de Saint-Cloud, bombardé par les défenseurs de Paris pendant le siège de 1870 pour en évincer les Prussiens, qui fut rasé par la suite, personne n'ayant voulu financer sa reconstruction. Le bâtiment du château de Jeurre est lui-même embelli par l'incorporation de sculptures classiques superbes et l'avant corps de logis du côté de la pièce d'eau provient de l'hôtel parisien d'Anglade en démolition (sculptures de Coysevox).
Cette pratique plus que courante à l'époque, connue sous le nom d'elginisme quand l'acquéreur était étranger et y expédiait son acquisition (de lord Elgin, prédateur du Parthénon au profit du British Museum), aboutit à la promulgation des lois sur la protection des monuments historiques. Dans le cas de Jeurre nous devons à cette inspiration heureuse la joie de pouvoir admirer aujourd'hui les quatre fabriques de Méréville dans un cadre superbe.
Source Parcafabriques
Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963